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RICHARD WAGNER


le précieux ami est enchaîné à Weimar, à une femme, à sa célébrité, au théâtre, à de vieux opéras de Berlioz.

Ne voit-il donc pas que l’artiste doit puiser ses énergies dans la vie ?… « Et cette vie n’a-t-elle pas sa valeur productive alors seulement qu’elle pousse à créer des formes nouvelles qui répondent à la vie ? Faites du louveau, du nouveau et encore du nouveau… » Mais, malgré ses élans, Wagner est dans une phase de sécheresse absolue, tragique. « C’est le papier seul qui est le trait d’union entre moi et le monde. » Comme il arrive parfois à l’arbre sain de paraître mort tout juste avant sa floraison parfaite, ainsi ce noueux pommier tend vers le ciel ses bras secs. « Ma déchéance devient de plus en plus profonde : je vis d’une existence misérable plus que je ne saurais le dire. J’ignore absolument ce que c’est que jouir de la vie. Pour moi, la jouissance de la vie, de l’amour, n’est qu’affaire d’imagination, non d’expérience. Il m’a donc fallu refouler mon cœur dans mon cerveau et ne plus mener qu’une vie artificielle. Je n’existe plus que comme artiste. C’est dans l’artiste que l’homme s’est fondu tout entier. » Mais il y a au fond de cette aridité une âpre soif, car le terreau des sentiments est encore plus avide d’une quelconque rosée que celui du travail. L’expérience, c’est bien là ce qu’il demande, ce qu’il attend. Or, quels sont les cœurs qui lui restent ? Celui de Minna est irrémédiablement flétri. Jessie Laussot n’a jamais reparu. Sa sœur Louise garde le silence depuis trois ans. Voici longtemps qu’il est brouillé avec son frère Albert et toute cette famille bourgeoise qui le renie à cause de son opprobre de révolutionnaire. Et lorsqu’enfin sa nièce Johanna (son Élisabeth de Dresde) lui envoie son portrait : « Oh ! si vous saviez, s’écrie-t-il, combien de joie nous pourrions nous donner en nous montrant simplement que nous nous aimons ! Mon seul besoin est l’amour. La gloire, les honneurs. aucune de ces choses ne me rassasie. Cela seul peut encore me réconcilier avec l’existence : un signe que je suis aimé, ce signe vînt-il d’un enfant. »

Mais l’heure n’en est pas échue. Ses désirs de tendresse, cet affamé les dérive toujours sur les livres, la nature, la philosophie, les lointains amis Liszt et Uhlig. Une passion subite l’enflamme pour Hafiz, le poète persan. Et l’Orient ouvre à soi