Page:Pourtalès - Wagner, histoire d'un artiste, 1948.pdf/216

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
198
RICHARD WAGNER


telles qu’il en a rarement goûté le stimulent au travail. Le 22 mai il touche ses quarante ans. Huit jours après il se met au poème de La Walkyrie, qu’il achève en un mois, dans l’angoisse. Car toujours pendant quelque effort créateur, une peur secrète le presse, celle de mourir. Il n’écrit que sous une menace mortelle, et dès qu’il arrive au bout de sa tâche, il se hâte de parapher et de dater sa dernière page, « comme si le diable se tenait derrière moi pour m’empêcher de finir ». Alors, pour se délasser, il fait seul une longue course à pied à travers l’Oberland Bernois, grâce à cent thalers fournis par Liszt pour cette récréation.

De Lauterbrunnen il monte à Grindelwald, parmi les sapins et les mélèzes. Puis, avec un guide, il escalade le Grimsel, traverse le glacier du Faulhorn, du Siedelhorn, le col de la Formazza, dont les paysages rocheux sont à jamais fixés dans la Tétralogie. Et comme il a emporté une bouteille de champagne, il la boit au sommet du Siedelhorn à la santé des dieux qui dorment oubliés dans des livres savants, et dont sa fantaisie va repeupler la terre. Au pied de ces hautes solitudes, l’Italie l’attend, coupe chaude où il se laisse glisser avec l’ivresse joyeuse qui grise, les hommes du Nord dès qu’ils perçoivent la belle patrie des artistes. Domodossola, Baveno, îles Borromées, Lugano, climats amoureux où le Liszt d’autrefois écoutait Marie d’Agoult lire La Divine Comédie. Une jeune mère qui promène son enfant dans ses bras en chantant, demeure inoubliable dans sa mémoire. Et c’est tout près des mêmes lieux, au bord d’un de ces lacs mauves et verts, que la maîtresse de Liszt mit au monde, près de seize ans plus tôt, sa fille Cosima…

Sa visite aux îles Borromées enchante Wagner à tel point qu’il se demande « si tant de beauté est possible » et ce qu’il en pourrait bien faire. Il télégraphie à Minna et à Herwegh, qui le rejoignent en compagnie de François Wille, un Hambourgeois d’origine suisse établi à Zurich[1]. Puis il rentre enfin chez lui, en passant par Chamonix et Genève, pour trouver sur sa table zurichoise une

  1. La famille Wille, ou plutôt Vuille, est originaire de La Sagne, dans le canton de Neuchâtel. Elle s’établit à la fin du xviie siècle à Hambourg. Franz Wille rentra en Suisse où il reprit ses droits de citoyen. Son fils devint général et commanda en chef les armées helvétiques durant la mobilisation de 1914-1918.