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« OPÉRA ET DRAME » — LE MYTHE D’ŒDIPE

naire. À Wagner. Déjà l’on sent frémir dans cette prose enflammée le chant de la Walkyrie pleurant Siegfried et sa foi en l’amour ; on entond gronder l’impuissance de Wotan ; on voit vaciller l’énorme Walhalla du vieux monde civilisé. Wagner est mûr maintenant pour l’œuvre qu’il entrevoit comme son œuvre capitale et qui traduira en symboles sa haine et sa pitié. Il note rapidement la scène des Nornes, qui ouvre Le Crépuscule. Il jette le plan du Jeune Siegfried, qui doit précéder et compléter La Mort de Siegfried. Malgré l’entrée dans son cercle de plusieurs amis nouveaux, tels que les poètes Georges Herwegh et Gottfried Keller, à qui, naturellement, il lit les essais de littérature et de philosophie esthétique, malgré d’autres brochures qu’il confectionne à la hâte pour y jeter son trop-pleir d’idées (Une communication à mes amis ; le Judaïsme dans la musique) Wagner est obsédé par les thèmes poétiques de son grand drame en quatre journées. Mais l’argent manque toujours, qui permettrait de gagner ces oasis heureuses que sont les longs mois de claustration dans le chambré de travail. Liszt et sa princesse n’y sauraient-ils pourvoir ? Il leur écrit sans fausse honte, il supplie, il mendie : « Pressé par la besoin… » « Après avoir épuisé les sommes reçues de Weimar pour Lohengrin… » « Je suis aujourd’hui dans la nécessité de gagner de l’argent à tout prix… » Et Liszt envoie ce qu’il peut, cent thalers, deux cents, un article nouveau. Alors le monde refleurit comme le cœur. « Je te retrouve, tu t’es emparé de moi, tu m’as ravi, réchauffé, enflammé au point que j’ai fondu en larmes et brusquement j’en suis revenu à ne pas connaître de volupté supérieure à celle d’être artiste et de créer. C’est chose indicible que ton iufluence sur moi. Tout autour de moi, je vois le printemps luxuriant, la vic qui germe et déborde ; et avec cela j’éprouve une douleur si voluptueuse, une volupté si douloureusement enivrante, une telle joie d’être homme et d’avoir un cœur qui bat, quand même il n’éprouve que de la souffrance, que je regrette de pouvoir seulement t’écrire tout ce1a… » Cette disposition d’esprit lui inspire d’un trait le poème du Jeune Siegfried. Mais il en sort tellement épuisé que le médecin prescrit une cure à Albisbrunn, petite ville d’eaux, à trois heures de Zurich.

Or, c’est à Albisbrunn que devait se fixer dans son esprit