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RICHARD WAGNER


secrètes intelligences ou quels malentendus dressaient déjà les uns contre les autres ces quatre êtres qui se connaissaient à peine ? serait-ce d’un côté la haine et de l’autre l’amour ? Depuis le temps que Richard guettait une révélation amoureuse, comment ne l’eût-il pas espérée auprès de cette jeune femme que séparait de ses proches tout ce qui l’avait lui-même rendu solitaire, tout ce qui fait qu’on attend d’un corps complice le bouleversant bonheur de souffrir à deux !

Richard y crut. Jessie joua pour lui la grande Sonate en si bémol, de Beethoven. Il lut pour elle l’esquisse de son Wieland et son poème de La Mort de Siegfried. Jessie n’eut pas honte d’avouer l’éloignement que lui inspirait son mari, et Laussot se laissa emporter un jour à faire à sa femme une scène devant son hôte. Sans savoir trop comment, les deux insatisfaits devinrent des amants : et presque aussitôi ils décidèrent de fuir ensemble, de déserter l’une cet époux brutal, l’autre sa lourde ménagère. Ils iraient n’importe où, dans des pays où l’on fût libre d’aimer, de sentir, de revivre. L’Orient les attirait surtout, la Grèce, l’Asie Mineure ; ils iraient plus loin encore peut-être, pour oublier, se faire oublier… Comme il venait d’écrire à Minna, il écrivit aussi à Mme Ritter pour lui révéler l’amour subit de Jessie, la merveilleuse divination qu’elle montrait, jusqu’à comprendre mieux que quiconque l’attachement qui le rivait encore à sa femme par leur long passé de misère.

Afin de ne pas donner l’éveil, Richard quitta Bordeaux et rentra dans les premiers jours d’avril à Paris, où il passa quelques jours à l’hôtel de Valois, dans l’angoisse d’un problème résolu en principe, mais qu’il ne a’habituait pas encore tout à fait à envisager dans la pratique. Il écrivit pourtant à Liszt :

« …J’ai rompu les derniers liens qui m’attachaient à un monde où j’allais infailliblement périr, non seulement du point de vue intellectuel, mais même du point de vue physique. Par suite de la contrainte incessante qui m’était imposée par mon entourage immédiat, j’ai perdu la santé, mes nerfs se sont détraqués. Je ne vivrai plus guère que pour ma guérison. Ma subsistance est assurée. Tu auras de temps à autre de mes nouvelles… »

De quelle contrainte s’agissait-il ? Une fois de plus de la