Page:Pourtalès - Wagner, histoire d'un artiste, 1948.pdf/201

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
183
ZURICH — « ART ET REVOLUTION »


avec émotion, elle se tournait maintenant vert l’artiste en qui elle devinait un si rare fabricant de douleurs. Elle lui écrivit donc. Peut-être même vint-elle à sa rencontre jusqu’à Paris. En tout cas, elle l’invite chez elle, à Bordeaux. Et Wagner accepta, car cette troisième expérience de la vie parisienne semblait, comme les précédentes, ne rien devoir lui apporter d’autre que les déceptions habituelles. Toutefois, il revit Kietz, toujours aussi embarrassé de se servir de ses pinceaux, toujours aussi candide, aussi charmant, et ne parlant révolution qu’afin de pouvoir se délivrer une bonne fois de son propriétaire. Il retrouva Auders aussi, qui continuait de somnoler à la Bibliothèque Nationale et croyait toujours aux grands succès « boulevardiers » de Wagner. Il retrouva enfin Meyerbeer, dont Le Prophète triomphait à l’Opéra, telle « l’aube du jour de honte et de désenchantement qui se levait sur la terre ». Wagner en quitta sa place avec ostentation avant le fin du premier acte. Puis il prit la diligence pour Bordeaux.

Eugène Laussot et ta femme l’attendaient. L’homme était élégant, vulgaire, insignifiant. Comme tant de « fils » de cette région, il dirigeait un commerce de vins. (E. Laussot et Cie, négociant, cours du Jardin-Public, 38 ; domicile, rue Terre-nègre, 136.) On a dit qu’avant de se marier il avait été l’amant de se future belle-mère. Est-ce cela qui détermina Jessie à écrire à Wagner, comme si elle attendait d’un être plus pur un secours contre ceux qui la tenaient en si mince estime, puisqu’ils l’avaient si durement trompée ? Elle n’avait pas encore 22 ans, parlait correctement l’allemand, ayant séjourné longtemps à Dresde, jouait du piano avec une technique remarquable, était instruite, compréhensive. Mme Taylor vivait auprès du jeune ménage. Elle fit au visiteur un accueil si bienveillant qu’il se sentit tout de suite à son aise dans ce milieu riche. Et, soit pour se concilier l’amitié de Wagner, soit pour faire plaisir à sa fille, elle offrit même de s’associer à Mme Ritter pour servir au musicien une rente annuelle de quelque 3,000 francs. Quel soulagement ! Richard fut si content, qu’il écrivit à Minna une lettre presque enthousiaste, presque tendre… Cependant il observe bientôt qu’entre Jessie et lui d’une part, Mme Taylor et Laussot de l’autre, s’élevait « un mur infranchissable » : une nouvelle barricade, la pire de toutes, le barricade des cœur ». Quelle méfiance, quelles