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APOLLON ET MARSYAS


vieux huissiers en uniforme faisaient des tartines pour les combattants. Heubner, épuisé, s’acharnait encore à une résistance toujours plus vaine, tandis que Bakounine, mâchant son froid cigare, proposait de faire sauter l’immeuble si les Prussiens lui donnaient l’assaut. Wagner repartit pour Freiberg, afin d’y rassembler les troupes de secours et de leur apporter les instructious de Heubner. Mais il apprit en cours de route que les affaires tournaient mal pour les rebelles. Le gouvernement provisoire battait en retraite vers l’Erzgebirge. Et en effet, les voici tous dans un élégant landau : Heubner, Bakounine, Martin le secrétaire des Postes ; des gardes nationaux éreintés s’accrochaient aux essieux de la voiture, ce qui faisait pleurer de désespoir le cocher. Bakounine s’en réjouissait : « Les larmes des Philistins, disait-il, sont le nectar des dieux. » On tint conseil de guerre. Heubner et son Russe (dont il ne savait même pas encore exactement le nom : il l’appelait Boukanine) décidèrent de continuer la lutte à eux seuls, bien que M. le kapellmeister, complètement déchaîné, n’eût à la bouche que le mot : « guerre, guerre sans merci ! » Au milieu de la confusion générale, ils rédigèrent une proclamation. Les troupes débandées refluant sur Freiberg, Wagner se résolut à fuir ce chaos. Il monta dans la diligence de Chemnitz, qui passait, pour rejoindre les Wolfram, arriva tard, se jeta dans la première auberge venue afin d’y dormir quelques heures et se leva dès avant l’aube du lendemain. Bien lui en prit, car déjà Heubner, Bakounine et Martin avaient été arrêtés, les autorités de Chemnitz demeurant fidèles à la monarchie. Lorsqu’il apprit ces nouvelles de la bouche de son beau-frère, Richard en resta muet de saisissement. Il vit dans un éclair la longue suite de dangers auxquels il avait échappé depuis le jour lointain où le « géant » Degelow avait été tué, la veille même du duel qui pouvait coûter la vie au studiosus muticae. Une fois de plus il fallait fuir et bénir la protection miraculeuse dont il bénéficiait sans l’éprouver autrement qu’en une sorte de rêve.

Caché au fond de la voiture des Wolfram, il partit pour Weimar, revit Liszt et la princesse de Wittgenstein. Mais même chez eux il ne parvint qu’à peine à s’éveiller. Tout cela semblait un songe. il lui pourtant à ces amants dévots le scé-