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APOLLON ET MARSYAS


taires qui gardent l’Opéra, sans souci d’être immédiatement passé par les armes, Bakounine surgit tout à coup en rodingote, enjambant les pavés amoncelés, furieux, le cigare à la bouche. Selon lui, c’est une meute pour rire, une révolution d’enfants, de bourgeois, de soldats qui répondent « présent » à l’appel de leur capitaine. Tout cela marque de sang, de férocité. Du reste, un armistice de cinq heures est déjà signé. On constitue un gouvernement provisoire, à la tête duquel est placé Heubner, le bailli de Freibesg, esprit clair et modéré. « Somme toute, le temps passait agréablement, dit Wagner. Par ces délicieuses soirées printanières, les belles dames et leurs cavaliers se promenaient dans les rues barricadées. À moi aussi, ce spectacle me donnait une sensation de béatitude. » Il rentre chez lui en pensant à un nouveau drame sur Achille.

Le 4 mal, au matin, les troupes prennent l’offensive et une canonnade part du Château Royal. Quelques barricades sont enltevées, Pourtant c’est le samedi 5 seulement que les Prussiens entrent dans la ville. La fusillade devient sérieuse et, pour mieux embrasser toute la scène, Wagner décide de grimper au sommet de la tour de l’Église de la Croix. Seulement, pour y parvenir, il faut d’abord traverser la place balayée par le feu des soldats postés devant le Château. Wagner « ne résiste pas à la tentation singulière d’y passer très lentement » et peut-être en ces minutes excitantes, l’idée de la mort — cette amie si contante de son art — ne l’effleure-t-elle même pas. Les abeilles sifflantes épargnent cet homme qui marche, confiant en son destin. Il monte au sommet de la tour, que les carabiniers prussiens ont prise pour cible. Dans ce poste d’observation se trouve réuni un groupe de spectateurs, et Richard y fait de la philosophie avec un maître d’école. Ciel bleu. Cité trempée du beau sang rouge des hommes. Au loin, l’Elbe se déroule dans les campagnes en fleur et sous leurs pieds le tocsin sonne toujours à toute volée pour cette fêle solennelle du priniemps. On se dirait revenu aux saisons héroïques de 1813, et c’est tout naturellement qu’à l’un de ses compagnons, qui lui reproche de trop s’exposer pour jouir du spectacle, Wagner répond (comme l’Empereur) : « La balle qui me tuera n’est pas encore fondue. » Journée passionnante. Nuit extraordinaire, dont l’artiste ne voulut pas se priver, jouant au soldat, montant la garde, écoutant le vieux conte féerique des étoiles.