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APOLLON ET MARSYAS


Schwartz, dlt-on ; mais chacun sait que sous ce nom d’emprunt le plus célèbre révolutionnaire d’Europe dissimule son identité : le Russe Michel Bakounine. Poursuivi par le gouvernement autrichien pour la part qu’il prit aux émeutes de Prague, Bakounine se glisse de cachette en cachette dans l’attente de l’incendie général d’où sortira la Confédération des Républiques d’Europe. Il est de stature colossale, entièrement dénationalisé, parle toutes les langues. Étendu sur le canapé de Rœckel, il « socratise » avec autorité et confond ses interlocuteurs par le radicalisme forcené de sos idées. Un théoricien, pense Wagner. Pourtant il a les intellectuels en mépris, ne cherche que les natures énergiques et, nourri de Rousseau, cet ancien officier noble est ami des hommes au point de vouloir surtout les dévorer. « Ardeur d’un barbare qui s’éveille à la civilisation », dit encore Wagner ; goût du feu, des ruines. « Bakounine prétendait qu’il suffirait de persuader aux moujiks que l’incendie des châteaux seigneuriaux était œuvre juste et agréable à Dieu » pour remédier à la misère du monde moderne. « L’anéantissement de toute civilisation excitait son enthousiasme », et il se préoccupait bien plus de détruire que de reconstruire. Son plus grand ennemi n’est pas le tzar, le tyran, « mais le philistin repu dont le type parfait, selon lui, est représenté par le pasteur protestant ». Wagner l’entretient longuement de son Jésus de Nazareth, car en vrai Russe, Bakounine est passionné de musique. Mais il ou décline la lecture et recommande au compositeur de représenter le Christ « comme un être faible ». Quant à la musique de cet opéra, il suffirait de faire toutes les variations possibles sur ce thème unique : tuez-le ; pendez-le, feu, feu ! Un autre soir pourtant, Wagner lui joue son Hollandais Volant et Bakounine, profondément attentif s’écrie : « C’est merveilleusement beau. » Puis, parlant de Beethoven : « Oui, tout sera détruit, dit-il ; une seule chose subsistera éternellement : la Neuvième Symphonie. » On conçoit que les impressions de Wagner passassent avec lui « de l’effroi involontaire à l’irrésistible attrait ».

Tel est le conspirateur dont la présence à Dresde sera l’étincelle qui mettra le feu aux provisions de poudre prêtes à s’enflammer. La dissolution du Landtag par le ministère réactionnaire de Beust est l’occasion que vont saisir les