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RICHARD WAGNER


de l’insplration audacieuse ou de la grande naïvté du maître, lorsqu’il fait dire par cette voix aux instruments : « Ihr Freunde, nicht diese Töne… » (ô amis, non pas ces sons, mais entonnons des chants plus agréables et plus joyeux !). C’est comme si nous étions parvenus par la révélation à cette croyance bienheureuse que tout homme est né pour la joie. »

Une telle pensée illuminant brusquement l’ « Orphée de toutes les misères intimes » éclaire d’une vive lumière ce Wagner parvenu à l’un des points psychologiques de son existence. L’homme qui conduit la IXe Symphonie en ce dimanche des Rameaux de 1846 n’est plus que par un souvenir lointain l’autour de Rienzi. C’est désormais un artiste formé, le poète du Lohengrin commencé, le créateur de tout un monde musical dont il porte le fardeau comme une tare secrète. Mais les vertiges qu’elle lui cause, s’ils le séparent définitivement de la foule, l’affermissent d’une foi singulière en sa raison d’être et le rapprochent du seul modèle qu’il se soit donné. Non seulement il comprend Beethoven, mais il déchiffre sa pensée jusqu’à corriger les fautes évidentes de gravure ou d’interprétation qui dénaturent son texte ; jusqu’à y substituer ses propres intentions ; jusqu’à imposer au chœur non plus partout des notes chantées, mais — pour le célèbre passage « Soyez embrassés, ô millions d’êtres » — des cris parlés, une sorte de déclamation extatique.

Aussi la surprise des auditeurs et du monde musical fut-elle profonde. Amateurs, professionnels et chefs d’orchestre vinrent de Leipzig, de Freiberg, de toute la Saxe, pour voir sortir de sa tombe la symphonie ressuscitée. L’estrade du Vieil Opéra avait été reconstruite en amphithéâtre pour la circonstance, le chœur renforcé par les élèves de la Kreuzschule, l’ancienne école de Richard Geyer. Et le public comprit cette fois que dans cette conscience d’homme, dans cette énergie primesautière, dans cette passion d’un artiste pour ce qu’il croyait la vérité, couvait la fièvre des révolutions. Ce danger fit dire à Wagner lui-même qu’il serait nécessaire un jour de mettre l’art sous la surveillance de la police. Il ne se savait point si bon prophète. Or, déjâ quelques jeunes gens, en passant devant l’Ostraallee où habitait le maître de leurs exaltations, soulevaient leur casquette en signe de ralliement.