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RICHARD WAGNER


ment du vieil opéra périmé. Et c’est en lui aussi que se trouvait enfermé le germe mortel qui allait atteindre la musique pure — celle de Bach ou des quatuors de Beethoven — la soustraire aux rythmes spirituels pour l’asservir aux passions. Cependant Schumann et Wagner ne s’entendirent jamais trop bien. « Wagner est impossible, disait Schumann, il parle tout le temps… » Et Wagner, de son côté : « Schumann est impossible, il ne parle jamais. » Wagner possédait des antennes spéciales pour sentir l’hostilité ; et la disposition particulière qu’il montrait à se croire persécuté ne trouvait cette fois que trop de fondements. Il réagit. Il reprit ses livres sur le moyen-âge allemand et il mit à l’étude, pour le grand concert annuel donné le dimanche des Rameaux dans la salle de l’Ancien Opéra, la IXe symphonie.

Réelle audace, tant l’œuvre majeure de Beethoven était décriée. Aussi eut-elle d’emblée contre elle les administrateurs du théâtre, l’intendant, Reissiger, et même les délégués de l’orchestre, la recette de cette audition solennelle leur paraissant à tous compromise, du seul fait de ce choix. Richard en fit donc une question d’honneur. Il étudia à fond, dans le secret de son cabinet, ces « pages mystérieuses » dont la vue le jetait autrefois, au temps de Flachs, dans un état de transe. Et aussitôt, comme s’il attachait à ce texte un pouvoir occulte, Wagner se retrouva miraculé. Les inquiétudes sur l’avenir disparurent, la confiance revint. Ce qu’il n’avait vu dans son adolescence qu’avec « les yeux de l’âme », renaquit en lui avec les battements de la vie, toute la gravité du savoir et la somptueuse amertume des certitudes solitaires. Lorsque le kapellmeister Wagner sanglote devant cette partition terrible et transportante, c’est qu’il mûrit en quelques nuits, c’est qu’il devient vraiment un maître. Il fallait se détacher entièrement de la lettre et ne plus voir que l’esprit. Il fallait d’un bout à l’autre de l’œuvre en repérer la pensée, saisir sa mélodie continue, comprendre que si la symphonie passait pour injouable, c’est que Beethoven ne l’avait pas écrite pour l’orchestre mozartien de son époque, mais pour les grands ensembles instrumentaux futurs. Devinons que chez Beethoven devenu sourd, l’image sonore s’estompe au point qu’il ne perçoit plus nettement les rapports dynamiques de l’orchestre, qu’il en exige des effets inconnus. Pour les attein-