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RICHARD WAGNER

pathie. La musique est faite pour égayer, distraire, non pour obliger à réfléchir. Danses et chansons, disait la foule, et Wagner répondait par « action dramatique ». Pas une de ses intentions n’avait été saisie, si bien que les chanteurs, malgré les commentaires dont leur texte était surchargé par l’auteur, jouèrent tout « en dehors » afin de ne pas perdre tout à fait le contact avec le public. Il aurait fallu un livret complet pour expliquer les nuances d’âme au travers desquelles le musicien prétendait guider ses auditeurs. Il aurait fallu leur montrer que la musique de chant et celle de l’orchestre, la déclamation, l’action, les décors, les costumes, enfin la tragédie sous toutes ses formes d’expression n’est en réalité qu’un seul mouvement, un ensemble compact dont aucun fragment ne se peut isoler. Ce n’est pas seulement une esthétique, mais une éthique nouvelle, une subordination de l’individu à la collectivité, la soumission des interprètes au créateur, et à vrai dire une grandiose et sévère leçon d’humilité enseignant l’homme à s’effacer devant l’œuvre.

Mais tout cela était encore trop neuf, donc invisible. Wagner dut enlever certains passages pour les représentations suivantes, raboter et polir les plus beaux nœuds de son bois. Il le fit sans faiblesse, cherchant à préserver quand même la structure de sa charpente. Et c’est beaucoup d’années plus tard seulement que cet ouvrage, entièrement repris et développé, reçut sa forme définitive. Mais la semaine consacrée à ces premiers remaniements et aux études qu’elle entraîna fut pour lui une torture, et revêt dans son histoire une importance capitale. Ce n’était pas simple blessure d’amour-propre cette fois, mais cruelle déception intellectuelle. Il venait de constater que le public n’était pas encore mûr ; que son art, ses tendances, toute sa pensée de réformateur s’adressait à un spectateur idéal ; qu’il faudrait peut-être des années pour obtenir de ces bourgeois heureux une émotion qui les rendît capables d’entrevoir que la jouissance d’une œuvre d’art suppose dans l’homme un intérêt profond pour le sens de sa destinée. Or, ce spectateur idéal, il allait devenir nécessaire de le créer, si le prophète ne devait pas périr avant que le dieu dont il était le messager n’eût énoncé sa loi. La réforme qu’il fallait entreprendre s’étendait donc bien au delà des planches de l’Opéra Royal