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LES LAURIERS DE « RIENZI »


manque maintenant. Non pas tant l’amoureuse que la « hausfrau », la bonne ménagère et camarade d’infortune. Comme toujours, l’absence lui fait sentir le prix de cette vieille habitude, dont il ne peut se passer.

Durant les mois d’août et de septembre on répète. Wagner se multiplie, opérant des coupures et fabriquant des raccords, stimulant la paresse de Reissiger, suppléant aux incompétences, travaillant les faiblesses de chacun. Enfin, tout est au point vers le début d’octobre. Wagner lui aussi a gagné la fièvre de tout le personnel, car jusqu’aux petits employés on l’aime, on l’admire, on le regarde comme une sorte de prodige. Sans bien percevoir encore sa gloire future, cette foule d’acteurs et de figurants soutire de ce petit homme à grosse tête un formidable accroissement d’énergie. Il fascine. À telles enseignes que l’un de ses chanteurs l’arrête un jour dans la rue, le contemple sans pouvoir parler et finit par balbutier « qu’il veut se rendre compte de l’air qu’a un homme à qui une telle destinée est réservée ». Wagner chancelle en pompant cette liqueur trop forte dans son estomac vide (il ne mange pas tous les jours deux fois). Il se sent ivre d’un pouvoir monstrueux. « Je souris ; je pensai qu’il devait pourtant y avoir en moi quelque chose… » Quelque chose ?… Qu’était-ce donc ? Quel maléfice ou quel prodige dont il allait avoir la révélation ? Il venait d’écrire à son beau-frère Avénarius : « Oui cher Édouard. c’est le 19 que le diable sera lâché, dans la tempête et les éclairs… » Le diable ? — Non, lui souffle la Devrient : le génie.

Le 20 octobre de 1842, le rideau se lève pour la première fois sur Rienzi, « grand opéra tragique en cinq actes, par Richard Wagner ». Il est évident que l’héroïque et juvénile poëme n’a pas grands rapports avec ce qu’on nomme la verité historique. Mais la vie de Rienzi a l’étoffe qu’il faut pour enflammer l’imagination de quelqu’un qui se veut lui aussi un grand réformateur. « Jamais peut-être l’énergie d’un seul homme n’a produit de si grands effets », dit l’historien anglais Gibbon en parlant du tribun dans sa Décadence et Chute de l’Empire romain. Et il montre en lui un prodigieux metteur en scène (comme le sont tous les vrais politiques), un homme qui avait préparé la révolution avec un appareil de théâtre et dont l’empire absolu s’était exercé » sur le cœur ».