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RICHARD WAGNER


un prêt de deux cents thalers[1] au ménage besoigneux jusqu’à l’époque où il se serait tiré d’affaire. Mais tout cela n’empêcha point que Richard, un soir qu’il dînait chez les Brockhaus, n’éclatât en pleurs à son tour. « Mon excellente sœur, qui avait connu cinq ans auparavant toute la misère de mon mariage prématuré, parut me comprendre. » Pendant l’exil, Minna s’était montrée courageuse, dévouée, et les constants échecs de son mari n’autorisaient guère celui-ci à faire le critique. Mais en retrouvant sa patrie, son entourage coutumier, l’espèce de mirage dans lequel on vit à l’étranger se dissipait et Richard souffrait de la mise au point cruelle de la réalité. Les défauts de Minna ressortaient en lignes précises ; ceux de Richard aussi… En observant ce couple trop uni par le malheur, je songe au Voyageur de Claudel qui rentre chez lui comme un hôte. « Il est étranger à tout, et tout lui est étranger. Servante, suspends seulement le manteau de voyage et ne l’emporte point… »

Il fallait prendre du champ et s’abîmer dans l’action. C’est ce qu’il fit. Il alla à Berlin pour s’occuper du Vaisseau Fantôme, y entrevit Meyerbeer, Mendelssohn, le comte de Redern, intendant des théâtres. Mais il ne semblait pas que les choses dussent marcher vite, malgré les bonnes promesses. Il revint par Halle, fit une courte visite à son frère Albert (celui de Würzbourg), attaché maintenant dans des conditions toujours médiocres au théâtre de cette ville, écouta chanter avec plaisir sa fille Johanna, dont la voix donnait les plus vives espérances. Puis il s’installa avec sa mère et sa femme à Teplitz, la jolie station thermale de Bohême où il avait eu l’idée, huit ans plus tôt, de cette malheureuse Défense d’aimer. Joie de se replonger en pleine nature. Détente nerveuse. Ni Paris, ni Leipzig, ni Berlin, ni aucune autre ville… « Je présume que je ne puis aimer aucun lieu sur cette terre », écrit-il à Lehrs ; « mon cœur ne fait point ses délices des pierres ni des hommes. Ce qu’il lui faut, c’est la nature — et des amis. » Il part seul à pied dans les montagnes, s’installe dans la petite auberge de Schreckenstein, excursionne chaque jour dans le massif de la Wostrai. Une fois, comme il contourne un vallon de cette région toute romantique, il surprend un pâtre qui

  1. Un thaler valait un peu plus de 3 francs-or.