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L’APPRENTISSAGE DE LA HAINE


pêtes de la Baltique et de la mer du Nord, qu’il a soumis à Meyerbeer et dont il signe la dernière page en sortant des bureaux de la police de Paris, le jour même où paraît dans la Gazette Musicale sa « Visite à Beethoven ». Et comme si cette première lueur d’espoir devait amener enfin une journée de soleil, Schlesinger arrive en trombe un matin de décembre à la rue du Helder et il trace majestueusement ces lignes sur une feuille de papier : « La Favorite, arrangement complet pour piano, arrangement sans texte à deux mains, idem à quatre mains ; arrangement complet pour quatuor ; idem pour deux violons, idem pour cornet à piston. Total à payer : 1.100 francs, dont 500 d’avance. »

C’est le contre-coup du triomphe de Donizetti à l’Opéra. Wagner aperçoit tout de suite la détresse morale où il va se jeter, mais il vit surtout les 500 francs. Il accepte. Il va les chercher. Il les empile sur la table. Il les compte et recompte. Et les travaux forcés reprennent de plus belle, tant d’heures chaqne jour étant consacrées à cet exercice de patience, et le peu qui reste donné à l’orchestration de son Ouverture pour Faust. Il est remarquable que Wagner ait pu, malgré ces vexations, exprimer dans l’un de ses articles pour le journal de Schlesinger une opinion libre et généreuse sur la musique dramatique en France et en Allemagne. « Ces deux nations n’en ont qu’une », dit-il. « De leur intime union et de l’échange habituel de leurs talents les plus distingués, il est résulté pour l’art en général une double inspiration et une fécondité magnifiques, dont nous avons déjà d’éclatants témoignages. Il nous reste à souhaiter que cette noble alliance se consolide de plus en plus ; car où trouver deux peuples, deux pays, dont l’accord et la fraternité puissent présager des destinées plus brillantes pour l’art ! »

Mais l’obscurité de ce long et pénible arrière-automne ne se dissipe pas pour longtemps. Wagner fit en ce tcmps-là une rencontre émouvante et qu’il marqua comme un des instants les plus extraordinaires de sa vie. Il était sorti un jour à l’aube pour courir chez certains de ses créanciers qui détenaient encore des traites qu’il avait signées et dont il s’agissait de faire proroger l’échéance. Il se rendait ce matin-là chez le possesseur de l’une d’entre elles, un marchand de fromages de la Cité. Le musicien dissimulait sous son manteau