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RICHARD WAGNER


perdus. Mais ne faut-il pas apprendre à tout endurer ? En deux pas, Richard va de son lit à sa table à écrire. Il n’a qu’à retourner sa chaise pour manger, ne la quitte que tard dans la nuit pour regagner son lit. Tous les quatre jours il prend l’air et fait une courte promenade soit avec Lehrs, soit avec deux amis nouveaux qui sont venus compléter la colonie.

L’un est un peintre du nom d’Ernest Kietz, élève de Paul Delaroche, le portraitiste à la mode ; l’autre, Frédéric Pecht, est peintre aussi, et tout pareillement élève de Delaroche. Sorte de grand enfant sauvage, d’une instruction rudimentaire, familier et bon à la manière de Robber, comique par les boutades de son esprit vif et sans malices, Kietz pense qu’un artiste a devant soi cinquante ou soixante ans pour apprendre à peindre. Aussi en est-il toujours à étudier l’art de préparer sa palette et ses pinceaux. Cette occupation lui prenant la journée entière, il se trouve à pied d’œuvre lorsque le jour baisse — et il remet le travail au lendemain. Comme il faut alors recommencer les mêmes opérations, Kietz se plaint que ses modèles n’aient pas la vie assez longue ; « ils meurent sous son pinceau ». Il termine pourtant un portrait de Richard en robe de chambre à fleurs, parce qu’il passe chez lui une bonne partie de ses journées afin de distraire Minna. Et il parvient à achever aussi celui de son propriétaire, pour solder son loyer.

Tel est le petit cénacle de bohèmes allemands, premiers en date de tous les « wagnériens ». ils se réunissent à l’occasion — quand par fortune l’un d’eux a de quoi faire l’amphitryon — dans le restaurant italien de Brocci, en face de l’Opéra, autour du plus brillant de tous ces exilés volontaires : Henri Heine. Heine est alors dans une phase brillante de sa carrière : vifs succès d’auteur en France comme en Allemagne, physique confortable d’abbé du -xviiie siècle, jeune femme ravissante qui éclipse même Minna, et rente douillette que lui sert un oncle de Hambourg, sans parler d’une subvention de six mille francs que lui fait tenir M. Guizot sur les fonds secrets de son ministère. Que Wagner regarde ce poète avec intérêt et l’écoute avec déférence, cela se conçoit d’autant mieux qu’il a trouvé dans l’un de ses écrits (Mémoires de M. de Schnabele-Wopski) un thème qui, à bord de la Thétys déjà, le remplissait d’idées musicales :