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RICHARD WAGNER


turelle jusqu’au ridicule, le drame en peut surgir, cette conception du monde nouveau. Et Wagner sent bien qu’il en porte en lui la douloureuse et magnifique croissance.

Comme il arrive à beaucoup d’artistes, leur enthousiasme pour les formes d’art parallèles au leur se refroidit à mesure qu’ils prennent conscience d’eux-mêmes. Ce qui les a naguère enchantés, leur devient bientôt inutile, puis nuisible. Ils vivent d’abord aux dépens d’autrui ; mais dès qu’ils ont commencé à se trouver, ils émigrent de cet univers dont ils furent les hôtes de passage. Il leur faut tout remettre en question, tout recréer à neuf pour s’inventer une patrie habitable. Comme certains enfants indociles et intelligents qui ne veulent plus accepter les règles du jeu humain établi sur des conventions dont ils nient la valeur, ces révoltés érigent l’injustice à la hauteur d’un devoir et créent leur idéal à la mesure de leurs indignations. Selon qu’ils persistent et refusent de se soumettre, l’on voit naître alors les grands égoïsmes et un art nouveau.


Wagner va donc rarement au théâtre. Si les premières semaines de son séjour à Paris ont été remplies de dématches vaines et fatigantes, entreprises pour utiliser les lettres de recommandation de Meyerbeer, il s’aperçoit maintenant que, chez ces Français pressés, tout est d’une lenteur déconcertante. Duponchel, le directeur de l’Opéra, le reçoit avec courtoisie, monocle à l’œil, lit la lettre de Meyerbeer, l’empoche, et reconduit son visiteur avec de bonnes paroles. Wagner n’en entendit plus jamais parler. Chez l’éditeur Schlesinger, même accueil sympathique, même indifférence. Ayant imposé un air de baryton sur le poème Les Deux Grenadiers, de Heine, une berceuse et une petite romance d’après les vers de Ronsard « Mignonne, allons voir si la rose… > il les apporte à M. Dupont, troisième ténor de l’Opéra, qui déclare que le texte en vieux français n’aurait aucun succès. M. Géraldy, professeur de chant, consulté ensuite, observe qu’il ne croit pas possible de donner son lited des Deux Grenadiers (eomposé six mois avant celui de Schumann) à cause de l’accompagnement final, qui rappelle la Marseillaise, « ce chant ne se faisant plus entendre