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formée à ces bonnes leçons, se tenait sur la réserve. Cependant, quelle est la cuirasse la plus solide qui n’ait pas son défaut ? La belle bourgeoise avait remarqué un ouvrier, beau blond aux yeux bleus qui la regardait chaque fois qu’il passait, et il passait bien souvent dans la rue des Ciseaux. Elle rougit donc beaucoup et se troubla lorsque cet ouvrier, qui dit s’appeler Michel Blende, vint demander de l’occupation à maître Geerolfs, qui l’accepta sur sa bonne mine. On s’aperçut bientôt qu’il avait peu d’expérience du travail, qu’il maniait assez maladroitement le rabot et la scie ; mais il était si doux, si empressé, si serviable, que le patron ne douta pas des progrès qu’il pourrait bientôt faire sous une direction aussi habile que la sienne.

Parmi les nombreux ouvriers qui travaillaient chez le menuisier, il y en avait un, nommé Thomas Maes, qui aimait Liévine d’un amour que la désespérance avait rendu sombre et jaloux. Souvent, il avait entendu répéter à maître Geerolfs que sa fille était trop belle et trop instruite pour rester dans la condition où elle était née, et qu’il ne la donnerait qu’à un sculpteur. À cette époque déjà, on comprenait la différence qui existe entre l’artisan et l’artiste. Thomas ne se sentait aucune disposition pour ciseler le bois. Il ne connaissait pas d’ailleurs le dessin. Force lui était donc de rester charpentier et de soupirer en silence. C’est ainsi que son cœur s’aigrit. Ne pouvant obtenir Liévine, tous ses soins furent d’écarter d’elle d’autres prétendants. Si elle ne peut être à moi, se disait-il, au moins je ferai en sorte qu’elle ne soit à personne.

Un soir, à la fin de la journée, Martine et sa fille attendaient, tandis que le maître distribuait la besogne du lendemain. Quand ce fut le tour de Michel : Toi, Blende, dit-il, il est temps que tu montres ce que tu as appris. Tu n’as pas encore quitté l’atelier ; demain, tu iras surveiller les travaux dans la maison de campagne de M. Van Biesbrouck.

Michel ne répondait pas, il paraissait consterné et rougissait beaucoup.

— N’aie pas peur, mon garçon, lui dit Nicolas Geerolfs, tu en sortiras avec honneur.

— Il n’ira pas, dit Thomas en s’avançant au milieu du cercle.

— As-tu envie d’y aller à sa place ? Cette besogne te tente-t-elle ? reprit le menuisier.

— Non, maître, mais Michel Van Biesbrouck ne peut placer lui-même les portes et les fenêtres de la maison de son père.

— Deviens-tu fou ? Il s’agit de Michel Blende.

— C’est tout un, maître.

— Que me chantes-tu là ? Martine, la journée a été chaude et rude, ce garçon s’est échauffé, donne-lui un verre de cervoise.

— Pas du tout, maître. Regardez Michel, et sa mine vous fera comprendre…