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qu’ils tiennent dans un jardin magnifique, les Tuileries, où les chasseurs de nouvelles écrites ou verbales, — de nouvelles à la main, à la bouche ou à la presse, comme dira bientôt Beaumarchais, — se réunissent autour d’un grand arbre qu’on surnomme l’arbre de Cracovie et qui a pour racine un mot de création récente, la craque. J’essaie cependant de défendre les nouvellistes contre leurs détracteurs, de montrer l’utilité de leur rôle dans une démocratie et de définir leurs devoirs. « Ce qui fait à la fois, leur dis-je, votre supplice et votre mérite, c’est qu’une nouvelle insignifiante se donne, en général, des airs d’importance, qu’une nouvelle défraîchie se farde pour se rajeunir et qu’une nouvelle fausse prend volontiers l’accent de la sincérité. Vous avez donc à leur enlever, à toutes, leurs masques et leurs déguisements ; vous avez à faire œuvre de sélection, de discernement, de critique ; vous avez à accomplir quotidiennement ces difficiles opérations de l’esprit, le choix, le classement, la coordination. »

Rentré à l’Élysée, je passe quelque temps à lire dans la Cité des livres que je me suis aménagée et qu’anime le ronron discret de Gris-Gris, son prince somnolent. Je tombe sur ces lignes désenchantées des Mémoires d’outre-tombe : « Tout mensonge répété devient une vérité : on ne saurait avoir trop de mépris., pour les opinions humaines. » C’est ainsi qu’à son insu Chateaubriand me ramène à la Veine de Capus. « Jurons, dit Julien à Charlotte, jurons de n’attacher désormais aucune importance à l’opinion d’autrui. » Je le jure, ô Gris-Gris, puisque les nouvellistes ne nous entendent pas. Mais il est tard. Va te coucher là-bas, dans ta chambre solitaire.