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surprendre avec vos serins. Mon grand-père en a qui chantent bien mieux. »

Dans leur fabrique de passementerie, l’une des parentes commandait aux autres. L’enfant l’observait se dorloter à ses cinquante-six ans, toujours en robe de chambre, les manchettes empesées, les pieds en pantoufles à hauts talons et avancés sur un tabouret de velours vert. Et le poseur de M. Barbeau, qui lui faisait la cour depuis plus de trente ans ! Il entrait faisant des saluts jusqu’à terre, raide comme un piquet. Le vieil ami embrassait « sa chère Julie », qui à ce moment jouait la malade. Ces embrassades dégoûtaient l’enfant. Les sœurs feignaient d’être très occupées, on les laissait tout seuls dans le petit salon.

Au bout d’une quinzaine, comme elle devenait impossible, on dut la réexpédier. Le chemin de fer ne la surprit plus, pour retourner. Aux gares, elle appelait… s’il fallait changer, si on arrivait bientôt.

Et elle s’entend encore raconter que cet homme, à l’église Saint-Laurent, qui faisait du bruit avec sa canne, ne devait pas être un suisse, ainsi qu’on le lui avait dit. Les suisses n’ont pas de ces costumes-là. Elle ne démordait pas de ce monsieur allant et venant, qui avait l’air de faire la parade.

En classe, quand elle récite, elle aime les longs mots qui remplissent toute une ligne. Pour ne pas au beau milieu rester en plan, elle s’arrange avec une voisine qui lui soufflera les dernières syllabes. Et, la tête inclinée vers une autre à la mine très grave dans l’application de belles rondes, elle regarde ces grimaces. Elle a coutume d’apporter son encrier vide. Par frime, elle demande une plumée d’encre à ses voisines, et il est convenu qu’elles s’y refuseront. Les devoirs, elle ne peut pas les faire, parce qu’on les lui commande, elle veut penser à autre chose. Elle mordille son crayon de couleur au bout odorant, n’écrit que des mots bousillés, pointus.

Mais sur les manuscrits, lus deux fois la semaine, qui ne sortent pas de l’école, elle applique du papier de soie pour décalquer les dessins. Les grands animaux du désert lui imposent ; pas la girafe avec ce grand cou, cette petite tête mal venue. La géographie aussi lui dit, car elle la transporte à Constantinople où il y a un beau port, à Saint-Pétersbourg où il y a des belles fourrures, des chevaux qui courent plus vite, à Pékin, la plus grande ville du monde.

En veillée avec sa tante Valérie chez une amie, les deux femmes jouaient aux dominos. Clémence et Licette s’allant jucher à l’écart sur des chaises, les talons aux barreaux, sans remuer se racontaient en chuchotant des histoires. Très tôt on avait appris à Lice à se tenir comme il faut, et le sentiment lui était venu que les petits doivent tout écouter et ne rien dire. Les joueuses s’interrompaient de parler, on se taisait.