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CRATYLE

comme dans les autres arts : le législateur sera tantôt bon, tantôt mauvais, si nous sommes tombés d’accord sur les points précédents.

Cratyle. — C’est exact. Mais tu le vois, Socrate : quand les lettres, comme l’a, le b et chacun des éléments, sont par nous attribuées aux noms suivant les règles de la grammaire, 432 si nous faisons une suppression, une addition ou un changement, le nom se trouve écrit sans doute, mais non correctement, et même il ne se trouve pas écrit du tout ; il est autre, dès qu’il subit un de ces traitements[1].

Socrate. — J’ai peur, Cratyle, que cette manière de voir ne soit pas la bonne.

Cratyle. — Comment cela ?


L’image n’est pas identique à l’objet.

Socrate. — Peut-être l’accident dont tu parles arriverait-il à ce qui doit tenir son existence d’un nombre, sous peine de ne pas exister. Prenons, par exemple, le nombre dix lui-même, ou tel autre à ton gré : une suppression ou une addition en fait aussitôt un autre nombre. b Mais pour la qualité et pour l’image en général, je crains que la justesse ne soit autre chose, et qu’il ne faille même, au contraire, éviter absolument de rendre en tous ses détails le caractère de l’objet représenté, si l’on veut obtenir une image. Examine si j’ai raison. N’y aurait-il pas deux objets, tels que Cratyle et l’image de Cratyle, si un dieu, non content de reproduire ta couleur et ta forme, comme les peintres, figurait en outre, tel qu’il est, tout l’intérieur de ta personne, en rendait exactement les caractères de mollesse et de chaleur, c et y mettait le mouvement, l’âme et la pensée, tels qu’ils sont en toi ; bref, si tous les traits de ta personne, il en plaçait auprès de toi la copie fidèle ? Y aurait-il alors là Cratyle et une image de Cratyle, ou bien deux Cratyles[2] ?

  1. Ici encore Cratyle se contredit. Il a accepté en bloc toutes les étymologies proposées par Socrate dans la première partie de l’entretien ; or elles reposaient précisément sur des suppressions, additions, ou déplacements de ce genre.
  2. Comme veut bien me le signaler M. Diès, il y a ici, en quelque sorte, une réponse anticipée à cette critique d’Aristote que la théorie des Idées double inutilement les choses ; suivant Platon, les choses, images des Idées, n’en sont pas les doubles.