pas ton amoureux. La preuve en est que les gens dont je parle en viennent à regretter le bien qu’ils ont pu faire, le jour où leur désir aura pris fin…[1] »
Socrate. — Point de doute ! Il est bien loin, ce semble, de faire ce que nous cherchons, cet homme qui ne prend même pas le sujet par le commencement, mais plutôt par la fin, s’essayant à en faire la traversée en nageant sur le dos à reculons ! et qui commence par ce que l’amoureux, quand il en aurait déjà fini, dirait au bien-aimé ! Est-ce que je n’ai rien dit qui compte, Phèdre, mon cher cœur[2] ?
Phèdre. — C’est bien vrai, ma foi, b que c’est une fin, Socrate, ce dont il traite en s’exprimant ainsi !
Socrate. — Mais que dire du reste ? N’a-t-il pas l’air d’avoir jeté pêle-mêle les éléments du sujet ? Ou bien existe-t-il quelque évidente nécessité, qui obligeait celui qui vient le second dans son discours à être mis à la seconde place, plutôt que telle autre des choses qu’il a dites ? Quant à moi, comme je n’y connais goutte, j’ai eu en effet l’impression que, bravement, l’écrivain les disait comme ils lui arrivaient ! Connais-tu, toi, quelque nécessité logographique qui l’ait obligé, lui, de mettre ainsi ces éléments à la file les uns à côté des autres[3] ?
Phèdre. — Tu es bien honnête de me juger capable de discerner ses intentions, c à lui, avec une pareille précision !
Socrate. — Voici pourtant une chose au moins que tu affirmerais, je pense : c’est que tout discours doit être constitué à la façon d’un être animé : avoir un corps qui soit le sien, de façon à n’être ni sans tête ni sans pieds, mais à avoir un milieu en même temps que deux bouts, qui aient été écrits de façon à convenir entre eux et au tout[4].
Phèdre. — Comment le nier en effet ?
Socrate. — Eh bien ! examine donc si le discours de ton
- ↑ Cette fois Phèdre a lu une phrase de plus, et c’est sur le dernier mot que va repartir l’examen. — Lysias est comparé à un nageur qui, ayant un but, s’interdit de le voir puisqu’il « fait la planche », et qui de plus s’en éloigne en nageant à reculons.
- ↑ Le grec dit : tête chère ; expression homérique (Il. VIII 281).
- ↑ Peut-être l’Art a t-il des exigences secrètes ! Socrate feint naïvement de les ignorer : c’est le procédé de l’ironie.
- ↑ Voir plus bas 268 d et Notice, section III. Cette idée de l’unité organique de toute construction de la pensée est profonde chez Platon, en relation avec sa conception finaliste du cosmos lui-même.