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PHÉDON

Quant à moi, il est naturel aussi que je n’en fasse rien, car je pense ne rien gagner d’autre 117 à boire un peu plus tard le poison, sinon de devenir pour moi-même un objet de risée, en me collant ainsi à la vie et en l’économisant alors qu’il n’en reste plus ! Assez parlé, dit-il ; va, obéis et ne me contrarie pas. »

Ainsi interpellé, Criton fit signe à l’un de ses serviteurs qui se tenait à proximité. Celui-ci sortit et revint au bout de quelque temps, amenant avec lui celui qui devait donner le poison ; il le portait broyé dans une coupe. En voyant l’homme : « Eh bien ! mon cher, dit Socrate, toi qui es au courant de la chose, que faut-il que je fasse ? — Rien de plus, répondit-il, que de faire un tour après avoir bu, jusqu’à ce que tes jambes se fassent lourdes, b ensuite rester étendu : comme cela, il produira son effet. » Ce disant, il tendit la coupe à Socrate. Celui-ci la prit, et en conservant, Échécrate, toute sa sérénité, sans un tremblement, sans une altération, ni de son teint, ni de ses traits. Mais, regardant dans la direction de l’homme, un peu en dessous à son habitude et avec ses yeux de taureau[1] : « Dis-moi, interrogea-t-il, une libation de ce breuvage-ci à quelque divinité est-elle permise ou non ? — Nous en broyons, Socrate, répondit l’homme, juste autant qu’il convient d’en avoir bu. — Compris, dit-il. Mais au moins est-il permis, et c’est même c un devoir, d’adresser aux dieux une prière pour l’heureux succès de ce changement de résidence, d’ici là-bas[2]. Voilà ma prière : ainsi soit-il ! » Aussitôt dit, sans s’arrêter, sans faire aucunement le difficile ni le dégoûté, il but jusqu’au fond.

Alors nous, qui presque tous jusqu’alors avions de notre mieux réussi à nous retenir de pleurer, quand nous vîmes qu’il buvait, qu’il avait bu, il n’y eut plus moyen : ce fut plus fort que moi ; mes larmes, à moi aussi, partent à flots,

  1. Ce regard de taureau n’est pas menaçant, comme celui d’Eschyle dans les Grenouilles d’Aristophane (804) ; mais il fixe fortement son objet (cf. 86 d) ; en outre les yeux, étant saillants, voient de côté sans se tourner ; d’autre part, le regard en dessous est celui du questionneur ironique. Comparer les autres portraits de Socrate, Ménon 80 a ; Banquet 215 ab, 216 cd, 221 b (avec rappel de Nuées 362) ; Théétète 183 e ; Xénophon, Banquet 5, 5.
  2. Voir p. 17, n. 1 (67 bc ; cf. 61 c déb. et de).