Page:Platon - Œuvres complètes, Les Belles Lettres, tome I.djvu/246

Cette page a été validée par deux contributeurs.
151
APOLOGIE DE SOCRATE

certes, ce serait un grand bonheur pour les jeunes gens, s’il était vrai qu’un seul homme les corrompt et que tous les autres leur font du bien. c Mais non, Mélétos : et tu fais assez voir que jamais tu n’eus souci des jeunes gens ; ce que tu as démontré clairement, c’est ton indifférence absolue aux choses dont tu m’accuses[1].

Autre question, Mélétos : dis-moi, au nom de Zeus, s’il vaut mieux vivre avec d’honnêtes gens ou avec des malfaiteurs… Allons, mon ami, réponds-moi ; je ne te demande rien d’embarrassant. N’est-il pas vrai que les malfaiteurs font toujours quelque mal à ceux qui les approchent, tandis que les gens de bien leur font du bien ? — J’en conviens. — d Maintenant, y a-t-il un homme qui aime mieux être maltraité que bien traité par ceux qu’il fréquente ?… Réponds donc, mon ami ; la loi exige que tu répondes. Y a-t-il un homme qui veuille être maltraité ? — Non, à coup sûr. — Bien. D’autre part, en m’accusant de corrompre les jeunes gens, de les porter au mal, prétends-tu que je le fais à dessein ou involontairement ? — À dessein, certes. — Qu’est-ce à dire, Mélétos ? Jeune comme tu l’es, me surpasses-tu tellement en expérience, moi qui suis âgé ? Quoi ! tu sais, toi, que les gens malfaisants font toujours du mal à ceux qui les fréquentent, tandis que les gens de bien leur font du bien ; e et moi, je suis assez ignorant pour ne pas même savoir que, si je rends malfaisant un de ceux qui vivent avec moi, je risque qu’il me fasse du mal ! Et c’est à dessein, selon toi, que j’agis ainsi ! Non, Mélétos, cela, tu ne le feras croire ni à moi, ni, je pense, à personne au monde. Donc, ou bien je ne suis pas un corrupteur, ou bien, si je corromps quelqu’un, c’est involontairement. Dans un cas comme dans l’autre, tu mens. 26 D’ailleurs, si je corromps quelqu’un sans le vouloir, il s’agit d’une de ces fautes involontaires, qui, d’après la loi, ne ressortissent pas à ce tribunal, mais dont il faut seulement avertir ou réprimander l’auteur en particulier. Car il y a tout lieu de croire qu’ainsi éclairé je ne ferai plus ce que je fais sans le vouloir. Néanmoins, tu t’es bien gardé, toi, de venir causer avec moi, de m’instruire ; tu ne l’as pas

  1. Il n’y avait pas à Athènes d’accusateur public en titre. Tout citoyen pouvait en accuser un autre dans l’intérêt commun ; mais il était alors obligé moralement de montrer qu’il avait qualité pour le faire.