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situation est bien résumée par Moreau de Jonnès[1] : « Un propriétaire ne reçoit jamais d’argent et, par représailles, il en donne, s’il se peut, encore moins. C’est en quelque sorte un droit acquis que de ne pas payer ; comme on ne paie pas ses esclaves, on ne paie non plus personne autre, et ce sont deux coutumes qui se tiennent par une même origine. Aussi cite-t-on dans chaque colonie des dettes qui remontent jusqu’à Louis XIII, des habitations engagées pour dix fois leur valeur, et, par contre, des colons héritiers de fortunes immenses, dont ils ne peuvent ni disposer, ni même obtenir la moindre part ». C’est ce qu’écrit aussi l’amiral Roussin en 1842[2] : « Sauf de très rares exceptions, la propriété privée n’existe pas et n’est qu’un mot vide de sens… Ceux qui possèdent n’ont pas plus de crédit que ceux qui n’ont rien, tant l’opinion est générale que toutes les propriétés sont grevées de dettes supérieures à la valeur du fonds. »

8° C’est ainsi que se constitua aux Antilles une société tout à fait factice, parce qu’elle ne s’était pas fondée et développée normalement. Ce qui manqua le plus, ce fut une classe moyenne, et ce qui l’empêcha de se créer, ou du moins de se maintenir, ce fut l’esclavage. Si les premiers colons, que nous avons vus à l’œuvre, firent preuve de qualités remarquables d’initiative, d’énergie et d’endurance, leurs successeurs, gâtés par l’introduction des esclaves, se laissèrent vaincre peu à peu par le climat et les séductions d’une vie molle et facile. Ce fait eut pour cause principale le « divorce de la propriété et du travail[3] ». La notion de l’effort, de la lutte nécessaire pour l’existence, fut bientôt perdue pour ceux qui n’avaient qu’à jouir du labeur des autres. La nature, — qui demande souvent à être vaincue, — ici spontanément féconde, les comblait de ses prodigalités ; la masse des hommes, — avec lesquels il faut compter d’habitude pour exercer contre eux la concur-

  1. Op. cit., p. 242.
  2. Cf. P. Leroy-Beaulieu, op. cit., p. 241.
  3. Duval, op. cit., 166.