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propriétaires furent amenés à organiser une sorte d’assurance mutuelle pour se prémunir contre les risques à courir de ce fait. Tant ils étaient sans cesse à redouter les excès de ceux qui ne cherchaient qu’à se venger de leurs cruautés ! En somme, les rapports de maîtres à esclaves en arrivèrent à produire un régime de barbarie réciproque ; elle fut seulement, d’un côté, plus sauvage, et, de l’autre, plus raffinée.

Faut-il s’en étonner ? La force seule maintient les nègres. Ils se vengent comme ils peuvent. Ils n’ont qu’une idée, fuir le maître maudit. Alors ils s’en vont, marrons, errer dans la montagne ou la forêt, et là, réunis en bandes, ils vivent libres entre eux ; par leurs incursions ils terrorisent les habitations. On leur donne la chasse comme à des bêtes fauves ; on les traque, on tire sur eux. S’ils sont pris, c’est le fouet et la fleur de lys pour la première fois ; c’est le jarret ou la jambe coupés pour la deuxième, et, pour la troisième, la mort, ou, à tout le moins, les travaux publics à la chaîne, leur vie durant. Heureusement pour les colons, ils ne parvinrent jamais à être assez disciplinés pour tenter avec succès des révoltes générales. Sans quoi ils auraient pu facilement se rendre maîtres des îles et reconquérir leur liberté.

La liberté ! Mais qu’en avaient-ils donc tant besoin, disaient les esclavagistes ? Après tout, étaient-ils si malheureux ? N’étaient-ce pas uniquement les natures vicieuses qui recouraient à la vengeance, à la fuite, à la révolte ? Est-ce qu’il n’y avait pas plus d’un paysan, plus d’un ouvrier en France qui ne mangeait pas toujours à sa faim ou qui se trouvait même sans abri ? Et les soldats de l’ancien régime, et les matelots avaient-ils donc un sort beaucoup plus doux ? Quelle différence si grande entre eux et les esclaves ? Pourquoi donc plaindre tant les nègres ? N’avaient-ils pas du moins la vie matérielle assurée ? Tout ceci a été dit souvent. Mais la liberté avec tous ses risques n’était-elle pas préférable à un état qui retranchait ces humains de l’humanité ? N’ont-ils pas eux-mêmes montré constamment que tel était en réalité leur