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vice de l’intelligence et de la cupidité, il devient possesseur de ces autres hommes. Qu’ils aient commis la moindre faute, qu’ils aient été accusés de sorcellerie, ou qu’en guerre ils aient eu le malheur de se laisser faire prisonniers, — quand leur roitelet lui-même ne leur a pas simplement donné la chasse comme à des animaux, — les voilà réduits à l’état de bétail humain. On leur met une fourche au cou, et en marche la caravane ! Ils sont troqués contre toutes sortes de pacotilles apportées par les Européens, et c’est à qui, dans cet échange, se dupera le plus.

Voyez-les maintenant, chargés de chaînes, entassés à bord, soigneusement séparés les uns des autres, dès qu’ils sont parents, amis ou seulement de la même tribu, pour qu’ils ne puissent pas se comprendre et tramer un complot. Oui, on les transforme bien en bêtes brutes, puisque le langage qui les en distinguait surtout leur est rendu inutile. Impossible même d’avoir aucune communication avec leurs bourreaux, qui ne connaissent pas leur idiome. Aussi bien, qu’en est-il besoin ? Qu’ils respirent et mangent pour ne pas mourir, c’est assez. S’ils font mine de broncher, il n’y a qu’à frapper sur eux, à resserrer les chaînes. Et, pendant de longues semaines, ils voguent ainsi, loin, toujours plus loin du pays natal, sur cet Océan dont la seule vue les emplit d’épouvante. Peuvent-ils concevoir quel terrible sorcier fait aller ainsi leur prison mouvante ? Nous figurerons-nous jamais quelles fantastiques chimères hantaient leur pauvre cerveau[1] ? Ils ont vite fait de tomber dans une stupidité morne. Mais, halte-là ! La mélancolie est de mauvaise hygiène. Ils n’ont pas le droit d’être tristes. Allons ! il faut qu’ils s’amusent. S’ils hésitent, le fouet cingle leurs membres roidis par l’immobilité prolongée dans un espace trop étroit. Et en avant la danse, la danse du pays, au son des instruments du pays, que font résonner les bombes ! Ils commencent à s’animer, un instant

  1. Ils croyaient, en particulier, que les blancs les emmenaient dans leurs pays pour les manger et se faire ensuite des souliers avec leur peau.