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Point n’ont de vent pour y atteindre.
Amont, aval ils vont errant,
Tantôt avant, tantôt arrière ;
Ne peuvent leur route avancer.
Iseut ne sait que devenir,
Peu faut qu’en son désir ne meure.
Terre désirent en la nef,
Mais il vente trop doucement.
La nef désirent à la rive,
Encore ne la voient-ils pas.
Tristan est tout dolent et las,
Souvent se plaint, souvent soupire,
Pour Iseut, que tant il désire ;
Pleure des yeux, détord son corps,
Peu faut que de désir n’est mort.
En cette angoisse, en cet ennui,
Vient Iseut sa femme vers lui,
Et lui dit par grand artifice :
« Voici qu’arrive Kaherdin ;
Sa nef j’ai vuë sur la mer.
A grand peine la vois cingler,
Et pourtant je l’ai ainsi vue
Que pour la sienne l’ai connue.
Dieu veuille tel nouvelle apporte
Qui vous soit au cœur réconfort ! »
Tristan tressaille à la nouvelle,
Dit à Iseut : « Amie belle.
Êtes sûre que c’est la nef ?
Dites-moi comment est la voile. »
Iseut a dit : « J’en suis bien sûre ;
Sachez, la voile est toute noire.
Ils l’ont tirée et levée haut
Parce que leur manquait le vent. »
Lors a Tristan si grand douleur,
Jamais n’en eut ni aura telle,
Et se tourne vers la paroi,
Puis dit : « Dieu sauve Iseut et moi !
Quand à moi ne voulez venir,
Pour votre amour me faut mourir,
Je ne puis plus tenir ma vie ;
Pour vous meurs, Iseut, belle amie.
N’avez pitié de ma langueur,
Mais de ma mort aurez douleur.
Ce m’est, amië, grand confort
Que pitié aurez de ma mort. »
« Amie Iseut ! » trois fois a dit ;
La quatrième, il rend l’esprit.
Alors pleurent par la maison
Les chevaliers, les compagnons.
Le cri est haut, la plainte grande.
Viennent chevaliers et sergents
Et portent le corps de son lit,
Le couchent sur riche tapis,
Le couvrent d’étoffe brodée.
Le vent est sur la mer levé
Et frappe la voile au milieu,
A terre fait venir la nef.
Iseut est de la nef sortie,
Entend les plaintes en la rue,
Sonner les cloches des églises ;
Demande aux hommes quels nouvelles,
Pourquoi ils font tels sonneries
Et pourquoi ils versent des larmes.
Un ancien alors lui dit :
« Belle dame, que Dieu nous aide !
Nous avons ici grand douleur,
Jamais gens n’en eurent plus dure.
Tristan le preux, le franc, est mort !
Il était réconfort de tous,
Large il était aux besogneux
Et grand secours aux douloureux.
D’une plaië qu’il eut au corps
En son lit il vient de mourir ;
Jamais calamité pareille
N’advint à tous ces pauvres gens. »
Dès qu’Iseut la nouvelle sut,
De deuil ne peut sonner un mot.
De cette mort est si dolente,
Par la ruë, désaffublée,
Court avant tous droit au palais.
Les Bretons jamais n’avaient vu
Une femme de sa beauté :
Se demandent par la cité
D’où elle vient et d’où elle est.
Iseut va où le corps a vu,
Puis se tourne vers Orient,
Pour lui prië piteusement :
« Ami Tristan, quand mort vous vois,
Par raison vivre je ne dois.
Êtes mort pour l’amour de moi,
Et je meurs, ami, par tendresse,
De n’avoir pu à temps venir
Pour vous et votre mal guérir.
Ami, ami ! Pour votre mort
N’aurai jamais nul réconfort.
Que maudite soit la tempête
Qui tant me fit rester en mer !
Si j’avais pu à temps venir,