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mêmes. Elle introduit ces types et ces rôles dans le tissu de son récit où font alors leur entrée ces personnages dont nous avons déjà donné le nom, le Traître, l’Épouse soupçonnée, le Vengeur. Une fois ces types créés, la légende ne les changera plus, et ce seront toujours les mêmes marionnettes mises en jeu par les mêmes ficelles. Il y a encore là un amoindrissement de l’histoire, et ce sera plus tard une des causes de la décadence de notre épopée.

Ce même système, la légende l’applique non seulement aux hommes, mais aux faits. Elle s’aperçoit que les péripéties de la vie des individus ou des familles sont réductibles à un certain nombre d’anecdotes et de lieux communs. Elle adopte ces anecdotes, elle utilise ces lieux communs, elle en fabrique de nouveaux et les ajoute à la simplicité des données de l’histoire. Parmi ces lieux communs, il en est que l’on retrouve un peu partout, mais surtout chez les peuples de race germanique. Tel est le duel entre deux héros qui met fin à une guerre trop prolongée ; telle est la lutte si dramatique entre un père et un fils qui ne se connaissent pas ; telle est la délivrance de quelque illustre et vaillant prisonnier qui lutte contre un redoutable adversaire et délivre soudain tout un pays. C’est dans cette même catégorie qu’il convient de placer la grande misère et la réhabilitation de la femme calomniée, l’enfant abandonné qui est nourri par des fauves, les héros merveilleusement invulnérables sauf en une partie de leur corps, et cette si touchante reconnaissance, grâce à un anneau, d’un mari et d’une femme depuis longtemps séparés. Il ne faudrait pas oublier les princesses qui sacrifient à leur amour leur pays et leur foi ; le stratagème des soldats de bois qui sont fabriqués par quelque capitaine en détresse pour donner à l’ennemi l’illusion d’une véritable armée, les femmes changées en hommes, et les étonnants animaux qui enseignent un gué à une armée en marche. Il est de ces lieux communs qui ont eu plus de succès que d’autres dans le développement spécial de notre épopée : telle est la trop fameuse partie d’échecs où le mauvais joueur tue son adversaire à coups d’échiquier ; tel est le jeune chevalier qui ignore sa naissance et qui, tout frémissant de courage et montrant le poing aux païens, est élevé par quelque bourgeoise ou