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SUR LES PASSIONS DE L'AMOUR.

va jusques au cœur, et par le mouvement du dehors il connaît ce qui se passe au dedans. Quand on a l’un et l’autre esprit tout ensemble, que l’amour donne de plaisir ! Car on possède à la fois la force et la flexibilité de l’esprit, qui est très nécessaire pour l’éloquence de deux personnes.

Nous naissons avec un caractère d’amour dans nos cœurs, qui se développe à mesure que l’esprit se perfectionne, et qui nous porte à aimer ce qui nous paroît beau sans que l’on nous ait jamais dit ce que c’est. Qui doute après cela si nous sommes au monde pour autre chose que pour aimer ? En effet, on a beau se cacher à soi-même, l’on aime toujours. Dans les choses même où il semble que l’on ait séparé l’amour, il s’y trouve secrètement et en cachette, et il n’est pas possible que l’homme puisse vivre un moment sans cela.

L’homme n’aime pas demeurer avec soi ; cependant il aime : il faut donc qu’il cherche ailleurs de quoi aimer. Il ne le peut trouver que dans la beauté ; mais comme il est lui-même la plus belle créature que Dieu ait jamais formée, il faut qu’il trouve dans soi-même le modèle de cette beauté qu’il cherche au dehors. Chacun peut en remarquer en soi-même les premiers rayons ; et selon que l’on s’aperçoit que ce qui est au dehors y convient ou s’en éloigne, on se forme des idées de beau ou de laid sur toutes choses. Cependant, quoique l’homme cherche de quoi remplir le grand vide qu’il a fait en sortant de soi-même, néanmoins il ne peut pas se satisfaire par toutes sortes d’objets. Il a le cœur trop vaste ; il faut au moins que ce soit quelque chose qui lui ressemble, et qui en approche le plus près. C’est pourquoi la beauté qui peut contenter l’homme consiste non seulement dans la convenance, mais aussi dans la ressemblance : elle la restreint et elle l’enferme dans la différence de sexe.

La nature a si bien imprimé cette vérité dans nos âmes, que nous trouvons cela tout disposé ; il ne faut point d’art ni d’étude ; il semble même que nous ayons une place à remplir dans nos cœurs et qui se remplit effectivement. Mais on le sent mieux qu’on ne le peut dire. Il n’y a que ceux qui savent brouiller et mépriser leurs idées qui ne le voient pas.

Quoique cette idée générale de la beauté soit gravée dans le fond de nos âmes avec des caractère ineffaçables, elle ne laisse pas que de recevoir de très grandes différences dans l’application particulière ; mais c’est seulement pour la manière d’envisager ce qui plaît. Car l’on ne souhaite pas nûment une beauté, mais l’on y désire mille circonstances qui dépendent de la disposition où l’on se trouve ; et c’est en ce sens que l’on peut dire que chacun a l’original de sa beauté, dont il cherche la copie dans le grand monde. Néanmoins les femmes déterminent souvent cet original. Comme elles ont un empire absolu sur l’esprit des hommes, elles y dépeignent ou les parties des beautés qu’elles ont, ou celles qu’elles estiment, et elles ajoutent par ce moyen ce qui leur plaît à cette beauté radicale. C’est pourquoi il y a un siècle pour les blondes, un autre pour les brunes, et le partage qu’il y a entre les femmes sur l’estime des unes ou des autres fait aussi le partage entre les hommes