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LES CAPRICES DU CŒUR

reporter de la police eut franchi le seuil de la rédaction.

Roland qui connaissait son homme pour l’avoir étudié et qui avait cru remarquer, chez lui, une certaine animosité envers le gérant, fit un geste qui signifiait beaucoup de choses. Il pressentait ce qui allait advenir.

Connaissant le caractère de Noël il comprit vite que celui-ci ne laisserait pas passer l’occasion sans en profiter.

Noël, en effet, détestait avec autant de passion qu’il aimait. De plus, il était de ces gens qui pardonnent tout, sauf une blessure d’amour propre. Conscient de sa supériorité sur Leduc, supériorité que celui-ci dans son for intérieur admettait et qui était cause de la jalousie qu’il lui avait voué, il n’avait pu encore digérer l’affront subi les premiers jours de son arrivée au « Soir ».

— J’arriverai à l’heure qu’il me semblera propice.

Le teint bilieux du gérant de la rédaction devint un peu plus jaune.

— Faites votre copie. Nous réglerons cette affaire après.

— Je ferai ma copie si je le veux.

Roland essaya de s’interposer.

Amusés, les reporters suivaient la scène. Ils étaient au courant de ce petit duel, et presque tous détestaient Leduc dont la nullité suffisante prenait parfois des airs d’arrogance blessante.

— Si vous n’êtes pas content de mon travail, autant le dire tout de suite. Roland vous vous arrangerez comme vous pourrez pour le meurtre de ce matin. Je ne suis ni d’âge, ni de condition, ni d’humeur à me faire morigéner par un morveux comme Leduc.

Comme ce dernier répondait d’une façon plutôt impolie, le bruit d’un soufflet à la face, retentit dans la salle.

Lucien prit son chapeau, salua ses camarades et serra la main du city editor.

— Si le patron vous fait des reproches, répondez que c’est la faute de son homme de confiance.

Énervé il gagna son logis à pied.

Chemin faisant, il rencontra Jules Faubert, le courtier en bois.

— Bonjour, Lucien ! Tu n’as pas l’air dans ton assiette aujourd’hui.

— Non ! mon cher Faubert. Tu es bien heureux, toi, d’être ton propre maître et de ne point appartenir à une profession de jaloux.

— C’est que tu sais mal voir. Les jaloux, ce sont les inférieurs, les pauvres d’esprit que fatiguent les supériorités et les compétences.

— Peut-être. En tous les cas, je suis heureux d’en avoir mis un à sa place. Tu sais que je quitte « Le Soir ».

— Tu me l’apprends, et pour où aller ?

— Au « Temps » où l’on me conduit au reportage politique.

— Ça t’intéresse la politique ?

— Beaucoup. Et toi ?

— Pas du tout. Du moins pour le présent. Il n’y a qu’une chose qui m’intéresse. Faire de l’argent. L’argent mène la politique. Tu t’en rendras compte par toi-même. Quand entres-tu au « Temps » ?

— Lundi prochain.

— Je te souhaite plus de succès qu’au « Soir ».

— D’ailleurs, je n’y pourrirai pas. J’ai une idée derrière la tête, que avant longtemps je veux mettre à exécution.

— Et cette idée ?

— Je ne la dis pas encore.

— Si tu veux la réaliser, il n’y a qu’à y penser toujours et à le vouloir fortement. Il n’y a rien comme la volonté. Moi aussi j’ai une idée là — il se toucha le front — et avant cinq ans tu verras ce qu’on peut faire avec une idée… On ne te voit pas souvent. Viens veiller quelque soir avec moi. Je ne sors jamais.

— En effet, l’on m’a parlé que tu vivais en reclus. Peut-on en savoir la cause ?

— Elle est insignifiante. Question de femmes.

— Toi aussi. L’on s’entendra bien. Nous sommes dans le même cas.

Le lundi suivant, dès le matin, Lucien Noël se rendit au « Temps ». C’était de nouveaux confrères que pour la plupart il connaissait déjà, une nouvelle salle de rédaction, un nouveau patron, un nouveau service. Il entra là et se trouva de suite familiarisé avec les êtres et les objets.

Depuis les quelques mois qu’il faisait du journalisme actif, sa timidité était complètement disparue. L’habitude d’aborder les gens en face, de sentir qu’on avait besoin de lui, lui avait donné ce dont il lui manquait le plus au monde : la confiance en soi. C’était là la clef du succès, la condition sine qua non sans laquelle un homme