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c’était parce que je devinais, par un instinct étrange, ce qu’il fallait apprécier ou mépriser pour lui plaire. La plupart de mes goûts ou de mes habitudes d’auparavant lui déplaisaient, mais il n’avait besoin que de plisser le front ou de faire une mine dédaigneuse, pour qu’il me semblât que je n’aimais plus ce que j’avais aimé jusque-là. Quelquefois, avant qu’il eût parlé je devinais ce qu’il allait dire. S’il me questionnait, son regard lisait la pensée intime cachée dans mon âme, sans que je voulusse la lui dévoiler. Toutes ses pensées et tous ses sentiments devinrent les miens, et s’incarnèrent dans ma vie et dans mes actes en y projetant une sorte de lumière. Tout à fait inconsciemment, je commençais à envisager le monde autrement, et à regarder avec d’autres yeux, Katia, Sonia, nos vieux domestiques, nos paysans, et moi-même. Les livres que je lisais d’abord pour me distraire, devinrent pour moi une occupation profonde, et je lus avec lui quelques ouvrages sérieux. Les soins que je donnais à Sonia m’ennuyaient autrefois comme l’accomplissement d’un devoir aride, mais il assista à quelques leçons, et, depuis lors, épier le développement du petit cerveau de l’enfant et éveiller son intelligence sommeillante, devint pour moi un plaisir intense. Je croyais dans le temps qu’il était impossible d’étudier sérieusement un morceau de musique, et maintenant, sachant qu’il m’écouterait et serait content, je ne me lassais plus de répéter quarante fois de suite le même passage.

Enfin Katia, que j’avais toujours aimée cependant comme moi-même, me parut tout autre. Je compris alors seulement l’étendue du dévouement et l’abnégation de cet être si doux qui nous servait de