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les influences opposées, les héréditaires ou spontanées, auxquels les peuples sont soumis ». Pratiquement on peut distinguer trois idéologies dans une société : a) l’idéologie populaire : les idées que se forme l’homme moyen de chaque groupe homogène ; b) l’idéologie officielle, les idées sur lesquelles reposent les institutions officielles, idées souvent imposées et non librement admises[1] ; c) l’idéologie intellectuelle, les conceptions les plus hautes auxquelles parvient la pensée du groupe et qui forment son idéal. Les historiens, à propos de conflits anciens, disent constamment : « Ce n’est pas d’après nos idées mais d’après les mœurs du temps que nous devons juger la question. » C’est là une indication utile pour les jugements que nous avons à porter sur notre propre temps. Une élite seulement dans chaque pays peut se rendre exactement compte des principes engagés au fond de chaque question[2].

Les masses jugent par sentiment, c’est-à-dire par la réaction brute que leur mentalité moins développée éprouve au contact des faits les plus importants. Les événements se simplifient pour elles, et prennent la forme explicable par leur intelligence de moindre degré. La légende intervient, transformant les faits. Car il faut aux hommes du merveilleux ; ils veulent y croire, ou tout au moins le considérer comme vraisemblable (Merveilleux scientifique de Verne et de Wells).

L’homme n’échappe pas aux influences de son milieu, il en subit les doctrines, comme il en subit les mœurs, même sans raisonner et, le plus souvent, sans les comprendre. C’est en nous rappelant tout cela que nous devons porter notre jugement sur les événements de l’heure actuelle et en parler avec objectivité scientifique. Pour en comprendre la puissance et la portée il faut connaître l’état précis de l’opinion, l’ensemble des opinions qui forment la sagesse des civilisés et la conscience des hommes de ce temps[3].

5. L’idéologie populaire est, d’une autre manière encore, intéressée aux événements actuels. Le fait de la participation des masses du peuple à la lutte armée fera progresser la pensée politique et modifiera pour toujours la psychologie populaire. Des millions d’hommes qui auront été soumis à l’action de la métaphysique et de la mystique de la guerre sur les champs de bataille éloignés, qui auront été habi-

  1. Voir la suggestive étude de Millioud : La caste dominante allemande, sa formation, son rôle.
  2. Empruntons un exemple à l’histoire. Parlant de la question des investitures et des luttes entre l’empereur et le pape, Mœhler fait cette remarque typique : « Il est à croire que peu d’hommes méditaient alors sur le rapport de l’Église et de l’État et cherchaient dans cette étude la raison d’embrasser tel ou tel parti. On trouvait que Henri IV et son successeur avaient tort dans leurs actes. Quant aux droits stricts, on s’en souciait médiocrement. »
  3. Gennep, La formation des légendes. — G. Le bon, La psychologie politique ; Les opinions et les croyances.