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méchant que les autres, et auteur du crime, se lève, et émet un conseil profane : Vous n’y entendez rien, dit-il : vous ne savez pas le moyen de ressaisir aisément notre proie : vous oubliez que cela nous est facile, que si elle retombe en nos mains, elle en sortira plus difficilement. Suivez-la de loin ; je vais me transfigurer en ange de lumière, et comme les fugitifs, étrangers en ces régions, ne connaissent pas le chemin, je les égarerai en ayant l’air de leur servir de guide. Ce plan une fois concerté, la sentinelle mande de nouveau au roi qu’elle voit venir sur le cheval du Désir un homme qui court avec une dangereuse précipitation, parce que sa monture n’a ni bride ni selle. Les ennemis le poursuivent, dit-elle, ils sont derrière lui : d’autres vieillis dans le mal s’emparent de tous les chemins de traverse. De plus j’en vois un couvert de nos armes, encore qu’il ne soit pas des nôtres. Il faut envoyer au-devant de lui et s’informer s’il est de notre parti ou du parti ennemi.

3. Le roi jaloux du salut des âmes envoie sur le champ deux de ses conseillers, la Prudence et la Tempérance. Celle-ci fait mettre au cheval le frein de la Discrétion, et engage l’Espérance à marcher d’un pas plus doux. La Prudence adressa de vifs reproches à la Crainte, la reprit énergiquement de son impatience et lui prescrivit d’être plus circonspecte à l’avenir, de peur que le cavalier ne vînt à tomber : que du reste il s’appuyât en arrière sur la confession de ses péchés passées, et en avant sur la pensée du jugement, à gauche sur la patience, et à droite sur l’humilité. L’Espérance et la Crainte lui mirent ensuite des éperons ; au pied droit l’Espérance lui attacha l’attente de la récompense, et la Crainte lui mit au pied gauche l’appréhension des supplices éternels.

4. Bientôt, après une courte halte, et vers le soir, les ennemis se rallièrent, et en grand nombre, dans le but d’attaquer leurs adversaires. La Crainte est saisie de peur, l’Espérance presse le pas, si bien que la Prudence et la Tempérance eurent bien de la peine à les ramener à de sages pensées. Vous voyez, dit la Prudence, que le jour est avancé, la nuit approche, et quand on marche dans les ténèbres on ne sait guère où l’on va. Cependant il nous reste encore beaucoup de chemin à faire, et nos ennemis sont nombreux. Mais notre roi a un officier brave et fidèle : je le connais : son château est près d’ici, c’est une place d’une sûre défense ; c’est un nid au milieu des rochers ; dirigeons-nous de ce côté, nous y serons en sûreté. Tout le monde approuve le projet, il ne s’agit plus que de trouver un guide qui conduise à ce château. La Prudence répond : mon écuyer la Raison va marcher devant nous, il connaît le chemin, il est d’ailleurs lui-même connu de la Justice puisqu’il lui est allié. La Raison prend donc les devants, et les autres suivent : elle arrive bientôt au château, salue la Justice et lui dit qu’elle lui amène des hôtes. Quels hôtes, demande celle-ci ? d’où viennent-ils ? quel est le but de leur voyage ? Mais reconnaissant le Roi au milieu de cette troupe, elle se lève joyeuse, et vient au-devant des fugitifs, leur offre du pain et leur fait un maternel accueil. Elle aide l’âme à descendre de cheval et s’empresse de la conduire dans le plus bel appartement de la maison.

5. Cependant l’ennemi arrive sur les pas des fugitifs, et assiège de tous côtés la place : il cherche quelque endroit pour y pénétrer, il rôde autour comme un lion rugissant. Mais la voyant bien gardée et défendue partout, il pose son camp sous les murailles, place des sentinelles aux abords, afin qu’on ne puisse y entrer ni en sortir. Son dessein est d’attaquer le château de grand matin, avec toutes ses machines. Cependant la Peur toujours aux aguets et sur le qui-vive excite ses compagnons d’armes, va trouver la Justice, la questionne sur les munitions et les moyens de défense du château et exprime des inquiétudes au sujet des provisions. La Justice lui répond que la place est inaccessible, qu’elle est bâtie sur le roc, comme elle peut aisément s’en assurer : il n’y a donc rien à redouter des machines de l’ennemi. Mais comme le pays est sec et aride, il ne compte que de rares habitants vivant uniquement de pain d’orge ; actuellement ils n’ont guère que cinq pains et quelques poissons. Ô Dieu, s’écrie la Crainte, qu’est-ce que cela pour tant de monde ? Alors ses terreurs et ses tristesses redoublent, et blâmant l’âme d’être descendue de dessus le cheval du Désir, elle répète : La fin de cet homme sera pire que ses commencements. Car ce cheval, dit-elle, courait rapide vers la ville ; maintenant la raison est son unique guide : voyez si vous n’étiez pas alors moins exposée qu’à cette heure.

6. La Crainte allait s’emporter contre l’Espérance dont l’avis était différent, quand la Tempérance appela la Prudence qui reprochait déjà à la Crainte ses inquiétudes extrêmes. Ô Crainte, lui dit-elle, que ne tirez-vous votre épée contre l’ennemi ? Ne savez-vous