Page:Octave Mirbeau Les Mémoires de mon ami 1920.djvu/59

Cette page a été validée par deux contributeurs.

pour laisser aux petits qui meurent à leur ombre, plus d’air, plus de lumière ? »

Ce que je savais, par exemple, au moment où je rencontrai, entre les gendarmes, le malheureux camelot accablé, c’est que son crime ne m’effrayait plus. Mieux, je le considérais comme une victime inconsciente de la nature. Et si j’avais pu le sauver du châtiment, je l’eusse fait avec une grande joie. C’est que je sentais naître en moi un sentiment encore confus, qui, par la suite, fut la philosophie de mon existence et que je puis traduire ainsi : « Il faut être toujours pour ce qui vit, contre ce qui est mort ».

Quant à moi, fort de mon innocence, ignorant encore ce que l’appareil judiciaire recouvre de ruses, de parti pris et de mensonges, je n’avais aucune peur. Je m’étais habitué à l’hostilité de ces murs, de ces couloirs, de ces visages, et ce fut d’une chair tranquille et d’un cœur indifférent que j’entrai chez le juge d’instruction.

C’était un petit homme gras et rose, un peu chauve, sans lunettes, sans barbe et dont la main gauche, vulgaire, boulue et courte, était ornée de bagues barbares. Un être quelconque, un passant, rien ! Oui, cet homme qui jugeait les hommes, qui disposait, à sa volonté, de leur fortune, de leur honneur et de leur vie, me parut être cette apparence vague, cette ombre anonyme, ce furtif reflet d’humanité, qu’on appelle un passant. Ni sur lui, ni en lui, il ne portait aucun signe physique ou moral de sa puissance formidable. Il était juge, comme il aurait pu être médecin, épicier, notaire ou restaurateur. En vain, je cherchai en lui quelque chose par où il dépassât le niveau du contribuable et de l’électeur. Je n’y trouvai que les tares ineffaçables de la médiocrité. Il ne me troubla pas.

Dès que j’eus été introduit, les gendarmes se retirèrent. Le juge écrivait. Il écrivait peut-être un arrêt de mort, et ses gros doigts n’avaient pas un frémissement. Tout d’abord, il ne leva pas les yeux sur moi. Il était tassé dans un fauteuil à dossier bas, et ce que je voyais le mieux de lui, c’étaient son crâne rose sous les poils rares, et les bagues de sa main. En face de lui, devant une table séparée de la sienne par une espèce de cartonnier sur le haut duquel étaient