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À Paris, les philosophes de l’optimisme meurtrier ne voient pas la misère.

— Nous avons décrété l’abondance générale, disent-ils ; le bonheur fait partie de notre Constitution. Il est inscrit sur nos monuments, et fleurit gaiement à nos fenêtres, enseigne nationale… Il n’est de pauvres que ceux qui, malgré nous, s’obstinent à l’être. Par conséquent, qu’ils nous laissent tranquilles.

Et comment verraient-ils la misère ? Savent-ils seulement qu’il existe, entassés dans des demeures malsaines, des milliers d’êtres humains pour qui chaque aspiration d’air équivaut à une gorgée de poison, et qui meurent de ce dont vivent les autres ? Le triste poète, à ma gauche, dormait maintenant profondément. À ma droite, un homme, maigre, au teint plombé, vêtu d’un bourgeron de travail, toussait avec de pénibles efforts. Je lui demandai pourquoi il était ici et quel était son crime :

— C’était la paye hier, répondit-il d’une voix sifflante. Je me suis saoulé comme de juste. Et je crois bien que j’ai eu des mots avec un agent qui me bousculait. Il me semble que je l’ai appelé : « Vache !… ». D’abord, j’étais saoul et je chantais. Ensuite, pourquoi m’a-t-il rudoyé ? Je ne lui disais rien ! Est-ce qu’il est défendu aux pauvres de chanter, maintenant ? Ce qui m’embête, c’est la femme et les gosses, qui ne savent pas ce que je suis devenu et qui doivent me croire mort ! Sans ça, mon Dieu, dormir là ou ailleurs !

— Vous avez l’air malade ? lui dis-je. Et vous toussez !

— Si je suis malade ? Comment voulez-vous que je ne sois pas malade ? Il faudrait que vous voyiez notre logement ! L’atmosphère est tellement viciée où nous vivons, que, chaque matin, quand je me réveille, ayant d’ailleurs mal dormi, j’ai toujours la sensation d’une petite asphyxie. Ce n’est que dans la rue, en allant à mon travail, et après avoir pris deux ou trois verres, que mes poumons parviennent à se décrasser des poisons absorbés pendant la nuit. Et comment voulez-vous aussi que les enfants ne soient pas malades ! Et la femme, je me demande où elle trouve la force de résister à ce continuel empoisonnement. Moi, ça va encore, parce