Page:Octave Mirbeau Les Mémoires de mon ami 1920.djvu/55

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Comme je n’avais pas répondu :

— Dis donc ? répéta-t-il. M’écoutes-tu ?

— Oui, je t’écoute. Mais j’ai trop de peine à entendre tes paroles !

— Quand nous serons libres, tous les deux, toi et moi, tu me feras une petite place dans ta maison.

— Je veux bien !

À ce moment, il se fit, dans la salle, un grand tumulte. Des gendarmes venaient d’entrer :

— Ah ! zut ! fit l’homme. On vient peut-être me chercher. J’aurais voulu dormir encore !

Ce n’était ni moi, ni mon compagnon que les gendarmes étaient venus prendre. Mon compagnon se rendormit, et moi je continuai de regarder l’affreux drame du Dépôt.

C’est de cette journée que datent la pitié et la révolte qui furent les bases de ma vie morale. Ma faiblesse physique, ma timidité intellectuelle n’ont jamais permis à ces deux sentiments de s’affirmer dans une forme active, et j’en ai cruellement souffert. Mais, voyez combien le cœur de l’homme, est rempli d’énigmes et de contradictions douloureuses. La créature humaine envers qui j’eusse dû montrer le plus de pitié, ma femme, est peut-être la seule envers qui je me montrai inexorable. Pas une minute, mon dégoût n’a faibli devant sa laideur et devant le ridicule de son âme, qui sont, pourtant, des choses émouvantes et bien faites pour remplir d’adoration et de dévouement les grands cœurs.

Ah ! je ne regrette pas cette journée passée au Dépôt. Elle m’a permis de voir de la misère que l’on ne peut même pas soupçonner au dehors. J’ai vu de pauvres petits enfants de six, de huit et dix ans, enfermés dans des couloirs étroits, avec des galvaudeux plus âgés et vicieux ; j’ai vu des misères sordides, des êtres en loques, d’ambulants cadavres, de frissonnants spectres, sortis de quels enfers ! Ah ! on se le demande. Quand une société enferme dans une telle promiscuité de débauches des enfants de six ans avec des adolescents déjà corrompus, a-t-elle le droit de se plaindre si elle ne récolte, plus tard, que des mendiants, des sodomistes et des assassins ?