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vu ! Et ces trois francs, c’était mon père qui les avait gagnés. Narcisse ne les possédait pas. Il dut s’excuser.

— Quand on n’a pas le sou, on ne joue pas ! proféra mon père.

Et il s’exprima, en termes presque insultants, sur le compte de M. Narcisse.

Alors ma mère, très pâle, intervint.

— Ce n’est pas à toi de parler ! dit-elle à son mari. Puisque tu acceptes, lâchement, que M. Narcisse dirige l’éducation de notre fils pour rien…

— L’éducation de Georges ! s’exclama mon père. Ah ! bien, elle est propre !… Qu’est-ce qu’il sait ? Qu’est-ce qu’il a appris ?

— Tu es un misérable ! Et tu vas te taire… ou…

Ma mère s’était levée. Je ne sais quelle menace planait au bout de sa main étendue. Mon père se tut.

— Je vous demande pardon, monsieur Narcisse, de la brutalité de mon mari ! dit ma mère.

Et M. Narcisse, tour à tour très rouge et très pâle, roulant des yeux effarés, répétait :

— Ce n’est rien… madame… ce n’est rien !…

Nous vécûmes ainsi un an. Et voilà que, tout d’un coup, on apprit que M. Narcisse était déplacé. On l’avait nommé professeur de cinquième dans un département lointain.

Ma mère fut malade ; elle garda le lit pendant quinze jours. Moi aussi, j’eus un grand chagrin et je pleurai à la pensée que je ne verrais plus M. Narcisse.

Et la vie recommença, âpre, dure ; on n’entendait plus dans la maison que les cris de colère, les bousculades, les reproches de ma mère contre tout le monde. Ses yeux retrouvèrent leur hostilité ancienne ; sa peau redevint cendreuse et grise. Toute la journée, on la voyait en camisole sale, en savates traînantes, dépeignée, s’en prendre à tous et à toutes choses, à un malheur qu’elle n’avouait pas.

Durant cette période de ma vie, je n’aimai qu’une chose : les livres. Mais que de difficultés pour s’en procurer dans une petite ville morte et stupide, où presque personne ne lisait, et où, d’ailleurs, renfermé dans ma chambre, comme je l’étais, je ne connaissais pour ainsi dire personne, je ne