Page:Octave Mirbeau Les Mémoires de mon ami 1920.djvu/25

Cette page a été validée par deux contributeurs.

l’agitation d’un enfant. Elle m’obligea au silence et à la solitude. Dès que je faisais mine de parler, elle me fermait la bouche par ces mots prononcés d’une voix coupante : « Un enfant ne doit jamais parler ». De très bonne heure, j’appris à vivre en moi, à parler en moi, à jouer en moi. Et j’avoue que ce ne me fut pas très douloureux. C’est à cette enfance silencieuse que je dois d’avoir acquis cette puissance de pensée intérieure qui m’a permis de vivre souvent des vies merveilleuses.

Mon père gagnait péniblement l’existence du ménage. Il ne faisait pas de très bonnes affaires ; il en faisait même souvent de mauvaises. Et c’était entre ma mère et lui des disputes continuelles, dans lesquelles il s’avouait, tout de suite, vaincu. Quand il rentrait de ses longues courses, transi de froid et la faim au ventre, il commençait par recevoir sur le dos une grêle de reproches, bien avant qu’il eût rien dit. Ces scènes se reproduisaient presque tous les soirs. Mais mon père en avait acquis l’habitude. Elles glissaient sur lui comme les averses sur un parapluie. Et, le dos rond, le visage indifférent, il se mettait à table et dévorait silencieusement sa soupe.

La plupart du temps, j’étais couché, lorsque mon père rentrait. Mais si, par hasard, je ne l’étais pas, c’était la même chose pour moi, car il ne m’adressait pas la parole, dans la crainte de déplaire à sa femme. Et il m’embrassait, pour la forme, d’une bouche que je sentais indifférente et lasse. Ah ! je le vois toujours avec sa grosse figure humble et servile et sa barbe malpropre, et sa toque, et sa peau de chèvre, qui lui donnaient l’air d’une grosse bête débonnaire et domestique !

Ce fut ma mère qui me donna mes premières leçons. Elle avait la prétention de m’apprendre à lire et à écrire. Vous pensez avec quel succès ! Vous voyez d’ici quel maître calme et patient j’avais en elle. Elle voulait que j’eusse répondu à ses questions avant qu’elle ne les eût formulées… Elle ne souffrait pas que je réfléchisse un seul instant. Aussi, au bout de huit jours, après m’avoir administré sur les joues force gifles, et sur les doigts force coups de règle, elle déclara que j’étais trop bête pour apprendre quoi que ce soit.