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— Non, je suis trop malheureuse !

Doucement, je lui demandai :

— Pourquoi êtes-vous malheureuse ? Il vous manque donc quelque chose ?

— Oui ! Il me manque quelque chose dans la tête, dans le cœur, dans les bras, partout ! Oui, il me manque d’être vivante, je vous assure. Et cette vie à laquelle j’aspire, vous ne voulez pas me la donner ! Je serai donc toujours morte ?

— Allons ! lui dis-je. Calmez-vous ! Il est temps que nous dînions !

C’est à partir de ce moment que Rosalie prit vraiment possession de notre ménage. Au lieu de rester calme et silencieuse, elle devint glapissante et aigre. Elle m’enleva tous mes droits d’homme dans la maison. Puis, bientôt, comme je ne résistais pas, heureux dans le fond d’esquiver les responsabilités, elle ne m’adressa plus la parole que pour me harceler de reproches que je ne méritais d’ailleurs pas. J’étais la cause de tout ce qui arrivait de fâcheux, la cause de la pluie, de la boue, de l’omnibus qu’elle avait raté, du petit bibelot qu’elle avait cassé, des incessantes disputes avec la femme de ménage.

Enfin, elle décida qu’elle aurait l’argent, comme elle avait déjà toutes les clefs, même celle de mon armoire à linge et de mon bureau. Et, tous les matins, pour me faire sentir mon servage, c’est elle qui me distribua les douze sous de mon omnibus.

Que m’importait d’entendre sa voix ? Je ne l’écoutais pas. Que m’importait de n’avoir pas d’argent ? Je n’avais aucun besoin, aucun vice antérieur, pas même le goût de la charité ! L’argent me dégoûtait. À force de manier l’or et les billets de ma caisse, j’en étais venu à le haïr.

Ma vie n’était ni dans ma maison, ni dans ma femme, ni dans l’argent ; ma vie était ailleurs : elle était en moi !

Mon temps était donc partagé entre ma maison et mon bureau.

En dépit des taquineries et des irascibilités de ma femme, je ne me sentais pas malheureux dans ma maison. Doué d’une puissance considérable d’abstraction, j’étais parvenu très