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Rosalie, tout entier. Nous avons mis cent cinquante francs, de notre argent, à nous ! Il ne sortira pas d’ici.

— C’est honteux ! Vous êtes un mauvais père ! Et tout cela, je vous demande un peu, pour un piano !

— Mais mon salon ? Alors quoi ? ça ne sera plus un salon !

— Hé ! je me fiche un peu de votre salon ! Je ne pense qu’à ce qui est juste et au bonheur de ces enfants.

Et cela finissait par une crise de nerfs, dans laquelle la pauvre Rosalie sanglotait, et pleurait de sa voix blanche :

— Mon piano ! Il est à moi ! Je l’ai payé.

C’était ma mère qui, toujours, menait le débat. Elle était tout d’une pièce, hargneuse, tyrannique, et très violente. Mon père, lui, hochait la tête, approuvait silencieusement par de petits gestes courts et vifs, comme s’il attrapait, au passage, des vols de mouches. C’était un excellent homme et qui n’avait sur n’importe quoi et sur n’importe qui, aucune espèce d’idées. Jamais il ne se fût permis d’aller à l’encontre d’une opinion ou d’un désir exprimé par sa femme qui se chargeait de tout, dans sa maison, même de la besogne et des attributions qui incombent aux hommes.

Enfin, au bout d’un mois, elle finit par arracher aux vieux amis, outre le trousseau, une somme de cinq mille francs, et le piano. Et j’entends encore le père de Rosalie balbutier, dans une affreuse grimace, et d’une voix de vaincu :

— Vous me saignez aux quatre membres. Et qu’est-ce que je ferai de mon salon, désormais ? Ça n’est pas bien, pour de vieux amis, de nous prendre ainsi à la gorge ! surtout quand vous savez que le commerce ne va pas !

Je passe sur la cérémonie du mariage, sur la toilette blanche et sur le voile blanc, et la figure si effacée de Rosalie, dans le nuage nuptial. Et je passe aussi sur le landau et le repas dans une gargote de la banlieue ! Ce fut simplement hideux.

Et j’arrive au moment où, pénétrant dans la chambre qui nous avait été préparée, je l’aperçus, couchée dans un lit, et sa tête sortant hors des draps !

J’avais apporté un volume qui, d’ailleurs, ne me quittait jamais. C’était les Pensées, de Pascal. Je déposai le volume sur la table de nuit, et, après m’être déshabillé, je me glissai, à mon tour, dans le lit, près de Rosalie.