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Et quand je rentre dans mon appartement si pauvre, si anonyme lui aussi, c’est pour entendre ma femme glapir, d’une voix pareille au bruit que fait, dans les fentes d’une porte, l’aigre vent de Nord-Ouest.

— Qu’est-ce que tu as fait encore ? Pourquoi rentres-tu si tard ? Allons, dépêche-toi de descendre à la cave, pour le vin. Tu n’es bon qu’à ça !

Oh ! cette voix de ma femme, ces cheveux ternes, cette bouche sans jamais un sourire, et ces yeux de mouche charbonneuse, et ces mains hideuses et sèches, lorsqu’elle prend les cinq cents francs que je rapporte, chaque mois, de ces cavernes pleines d’or, où je vis !

Je ne sais, en vérité, comment et pourquoi je l’épousai. Ou plutôt, je le sais. Ce fut par cette incapacité absolue où je suis de dire : non ! à quelqu’un, de me défendre contre les gens et contre les choses.

Depuis dix ans que j’habitais Paris, tous les dimanches je dînais et passais la soirée chez de vieux amis de ma famille, petits commerçants dans le quartier du Marais. Cette obligation hebdomadaire m’était un supplice, mais, pour rien au monde, je n’y eusse manqué. Ah ! ces lamentables dimanches ! Et ces vieux amis, combien ils me pesaient sur le crâne ! C’étaient de pauvres gens d’une stupidité incurable et hargneuse et qui passaient leur temps à se plaindre que le commerce n’allait pas ! Certes, jamais je n’ai entendu dire à un commerçant que le commerce allât bien. Il ne va pas, pour toutes sortes de raisons comiques et contraires ; il ne va pas, un jour, à cause de l’Angleterre, un autre jour, à cause de l’Allemagne. Si les Chambres sont réunies, quel malheur pour le commerce ! si elles sont en vacances, quelle catastrophe ! Ce qui n’empêche pas tous ces braves gens de faire fortune, en peu de temps.

— Eh bien ! comment ça va-t-il ? demandais-je, régulièrement, chaque dimanche.

— Ça va mal ! répondaient-ils.

— Vraiment ? De quoi souffrez-vous ?

— Nous ne souffrons pas. Mais c’est le commerce qui ne va pas !

Et, de fait, par une exception fâcheuse, leur commerce,