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FIN DE SIÈCLE

prosaïsme du philistin, et se voue avec prédilection à toutes sortes d’occupations libres qui permettent à son esprit le vagabondage illimité, tandis qu’il ne peut pas se tenir dans des fonctions bourgeoises réglées qui exigent de l’attention et un égard constant pour la réalité. Il nomme cela « une disposition à l’idéal », s’attribue des penchants esthétiques irrésistibles, et se qualifie fièrement d’artiste[1]

Signalons brièvement quelques particularités que l’on constate fréquemment chez le dégénéré. Il est torturé par les doutes, demande la raison de tous les phénomènes, tout particulièrement de ceux dont les causes dernières nous sont absolument inaccessibles, et se trouve malheureux quand ses recherches et ses méditations n’aboutissent, comme c’est naturel, à aucun résultat [2]. Il fournit toujours de nouvelles recrues à l’armée des métaphysiciens à nouveaux systèmes, des explicateurs profonds de l’énigme du monde, des chercheurs de la pierre philosophale, de la quadrature du cercle et du mouvement perpétuel [3], et ces trois derniers objets, notamment, l’attirent avec tant de force, que le bureau des brevets d’invention de Washington, par exemple, doit toujours avoir

  1. Charcot, Leçons du mardi à la Salpétrière. Policlinique, Paris, 1890, 2e partie, p. 392. « L’un est saltimbanque. Il s’appelle artiste. La vérité est que son art consiste à faire « l'homme sauvage » dans les baraques de foire ».
  2. Legrain, op. cit., p. 73. « Les malades sont constamment obsédés par une foule de questions qui se pressent dans leur esprit, questions auxquelles ils ne peuvent pas répondre, et conséquemment à cette impuissance intervient une souffrance morale inexprimable. Le doute embrasse toute espèce de sujets : métaphysique, théologie, etc. »
  3. Magnan, Considérations sur la folie des héréditaires ou dégénérés. Progrès médical, 1886, p. 1110. A propos d’une histoire de malade : « Il eut aussi l’idée de chercher la pierre philosophale et de faire de l’or ».