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SYMPTÔMES

doit en apparaître un dissonant ; quand on espère entendre la phrase menée en cadence finale plausible jusqu’à son terme naturel, il est nécessaire qu’elle soit coupée brusquement au milieu d’une mesure. Les modes et les clefs doivent subitement changer. Dans l’orchestre, une ardente polyphonie doit appeler l’attention vers quatre ou cinq côtés à la fois ; des instruments isolés ou des groupes d’instruments doivent, sans égard les uns pour les autres, se déchaîner simultanément sur l’auditeur, jusqu’à ce que celui-ci tombe dans l’état nerveux d’un homme qui s’efforce en vain de comprendre les mots dans le brouhaha d’une douzaine de voix qui lui parlent. Le thème, même s’il a d’abord un contour nettement accusé, doit devenir toujours plus indécis, se perdre insensiblement de plus en plus, et bientôt se fondre en un brouillard dans lequel la fantaisie peut voir, comme dans les nuages nocturnes courant à toute bride, toutes les formes qu’il lui plaît. Dans des suites de trioles infinies, montant et descendant chromatiquement, le flot sonore doit couler sans bords ni but reconnaissables, et faire apparaître parfois au regard de l’auditeur emporté par lui et cherchant anxieusement la terre, une rive lointaine qui bientôt est reconnue comme un mirage fuyant. La musique doit constamment promettre, mais ne jamais tenir ; elle doit faire semblant de vouloir conter un grand secret, et se taire ou divaguer avant d’avoir dit le mot attendu avec des palpitations. L’auditeur cherche, dans la salle de concert, des états d’âme à la Tantale, et la quitte avec le profond épuisement nerveux du jeune couple amoureux qui, lors du rendez-vous nocturne, a essayé d’échanger des caresses,