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CRÉPUSCULE DES PEUPLES

la voient venir avec angoisse, car ils craignent de ne pas être témoins de sa fin. Quelques jeunes, en petit nombre, sentent dans toutes leurs veines et tous leurs nerfs leur force vitale, et se réjouissent à l’avance du lever du soleil. Les songes qui remplissent les heures d’obscurité jusqu’à l’aurore du jour nouveau sont, chez ceux-là, des souvenirs désolés, chez ceux-ci, des espoirs superbes, et la forme sensible de ces songes, ce sont les productions artistiques du temps.

C’est ici le lieu de prévenir un malentendu possible. La grande majorité des classes moyennes et inférieures n’est naturellement pas « fin de siècle ». Sans doute, la disposition d’âme actuelle remue les peuples jusque dans leurs dernières profondeurs et éveille même dans l’homme le plus obscur, le plus rudimentaire, un étrange sentiment de roulis et de jactation. Mais cet état de plus ou moins léger mal de mer psychique n’excite pas en lui les désirs des femmes enceintes et ne s’exprime pas en nouveaux besoins esthétiques. Le philistin et le prolétaire, quand ils ne se savent pas observés par le regard railleur d’un homme à la mode et peuvent se livrer sans contrainte à leurs inclinations, continuent à trouver une satisfaction sans mélange dans les vieilles et très vieilles formes de l’art et de la poésie. Ils préfèrent les romans de M. Georges Ohnet à tous les symbolistes, et Cavalliera rusticana de Mascagni à toutes les œuvres des disciples de Richard Wagner et à celles de Wagner lui-même. Ils s’amusent royalement aux farces à gifles et aux chansons des beuglants, et bâillent ou s’irritent aux pièces d’Ibsen. Ils s’arrêtent avec un vif plaisir devant les chromos d’après les tableautins de Munich repré-