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LE MYSTICISME

de la peine… Les esprits passionnés pour l’histoire ne seront pas sévères à ce fouillis de personnages, à cette succession d’incidents banals qui encombrent l’action. En sera-t-il de même pour ceux qui ne cherchent dans la fiction romanesque qu’un divertissement ? Ceux-là, Tolstoï va dérouter toutes leurs habitudes. Cet analyste minutieux ignore ou dédaigne la première opération de l’analyse, si naturelle au génie français ; nous voulons que le romancier choisisse, qu’il sépare un personnage, un fait, du chaos des êtres et des choses, afin d’étudier isolément l’objet de son choix. Le Russe, dominé par le sentiment de la dépendance universelle, ne se décide pas à trancher les mille liens qui rattachent un homme, une action, une pensée, au train total du monde [1] ».

M. de Vogüé voit les choses remarquablement juste, mais il ne sait pas les interpréter. Il a nettement caractérisé, à son insu, la méthode avec laquelle un dégénéré mystique envisage le monde et en décrit le phénomène. Nous savons que ce qui constitue la particularité de la pensée mystique, c’est le manque d’attention. C’est celle-ci qui, dans le chaos des phénomènes, fait le choix et les groupe de façon qu’ils rendent claire une idée prédominante dans l’esprit de l’observateur. Si elle manque, le tableau du monde apparaît à celui-ci comme un écoulement monotone d’états énigmatiques qui apparaissent et disparaissent sans connexion et restent absolument inexpressifs pour la conscience. Ce fait primordial de la vie psychique, le lecteur doit toujours l’avoir présent à l’esprit. L’homme

  1. Vte E. M. de Vogüé, Le Roman russe. Paris, 1888, p. 293 et sqq.