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LES PRÉRAPHAÉLITES

l’image qui, sans cela, serait claire. Le mot « jeune fille » ferait simplement penser à une jeune fille, et à rien d’autre. L’expression « damozel », au contraire, éveille chez le lecteur anglais des idées obscures de châtelaines sur de vieilles tapisseries fanées, de hautains chevaliers normands bardés de fer, de quelque chose de lointain, d’excessivement vieux, d’à demi oublié ; « damozel » recule la bien aimée contemporaine dans les mystérieuses profondeurs du moyen âge et la spiritualise en une figure merveilleuse de ballade. Ce seul mot évoque toutes les dispositions crépusculaires que l’ensemble des poètes et écrivains romantiques a déposées comme un sédiment dans l’âme des lecteurs contemporains. Dans la main de la « damozel » Rossetli met trois lis, autour de sa tète il entrelace sept étoiles. Ces nombres naturellement ne sont pas fortuits ; ils passent depuis les temps les plus reculés pour mystérieux et sacrés. Les chiffres « trois » et « sept » font allusion à quelque chose d’inconnu et de profond, que le lecteur troublé pourra s’efforcer de deviner.

Qu’on ne dise pas que ma critique des moyens par lesquels Rossetti cherche à exprimer son propre état d’âme rêveur et à le communiquer au lecteur, s’adresse à tout lyrisme et à la poésie en général, et que je condamne celle-ci quand je représente celle-là comme une émanation de la faiblesse mystique. C’est assurément une particularité de toute poésie d’employer des mots qui, à côté des représentations nettes qu’ils renferment, doivent aussi éveiller des émotions et les. faire résonner dans la conscience. Mais le procédé d'un poète sain diffère absolument de celui d’un faible d’esprit mystique. Le mot plein de résonances