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LES PRÉRAPHAÉLITES

absolument la même au premier plan qu’au plan le plus reculé, où, d’après les lois de l’optique, les choses devraient à peine être encore perceptibles.

Cette reproduction uniformément nette de tous les objets d’un champ visuel est l’expression picturale de l’inaptitude à l’attention. Dans l’acte de penser, l’attention supprime une partie des aperceptions arrivant à la conscience (par association d’idées ou perception) et en laisse seulement subsister un groupe dominant. Dans l’acte de la vision, l’attention supprime une partie des objets du champ visuel, pour percevoir avec netteté seulement la partie fixée à ce moment par l’œil. Regarder, c’est voir nettement un objet et ne pas tenir compte des autres. Le peintre doit regarder, s’il veut nous faire comprendre distinctement quel objet l’a captivé et ce que son tableau doit nous montrer. S’il ne s’arrête pas, en le regardant, à un point déterminé du champ visuel, mais s’il présente uniformément le champ visuel tout entier, nous ne pouvons deviner ce qu’il voulait nous dire et vers quoi il désirait diriger notre attention. Une telle peinture est assimilable au parler incohérent de l’imbécile, qui caquette d’après le décours de l’association des idées, passe d’un sujet à un autre et ne sait pas lui-même où il veut en venir, pas plus qu’il ne peut le faire comprendre aux autres. C’est du radotage peint, de l’écholalie par le pinceau.

Mais précisément cette manière de peindre a exercé de l’influence sur l’art contemporain. Elle est la contribution préraphaélite au développement de celui-ci. Les peintres non mystiques, eux aussi, apprirent à regarder exactement les accessoires et à les rendre consciencieusement,