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LES PRÉRAPHAÉLITES

d’éternelles contradictions. À un endroit, Ruskin dit : « Le mal est que le peintre prend sur lui de changer les œuvres de Dieu suivant son bon plaisir, de jeter sa propre ombre sur tout ce qu’il voit. Toute modification des traits de la nature a son origine ou dans l’impuissance ou dans une effronterie aveugle[1]  ». Donc, le peintre doit reproduire l’objet comme il le voit et ne pas se permettre le plus léger changement à son égard. Et quelques pages plus loin, le même Ruskin dit : « Il y a une forme idéale pour chaque plante, chaque fleur, chaque arbre. C’est vers cette forme que chaque individu de l’espèce aspire à parvenir, s’il est délivré de l’influence du hasard ou de la maladie[2] ». Et reconnaître et rendre cette forme idéale, continue-t-il, est la grande tâche du peintre.

Il est à peine nécessaire de démontrer qu’une de ces assertions détruit complètement l’autre. La « forme idéale » à laquelle aspire chaque objet, le peintre ne la voit pas devant lui avec les yeux du corps. Il la transporte dans l’objet en vertu d’une opinion préconçue. Mais il a affaire à des formes individuelles qui, « par hasard ou par maladie », s’écartent de la forme idéale.

Pour les ramener par le pinceau à leur forme idéale, il doit changer ce qui est donné par la nature. Ruskin exige qu’il le fasse, mais il dit en même temps que toute modification est « de l’impuissance et de l’indolence, ou une effronterie aveugle ! » Naturellement, une seule de ces affirmations, qui s’excluent l’une l’autre, peut être vraie. C’est la première, sans aucun doute. La « forme idéale »

  1. Ruskin, op. cit., p. 24.
  2. id. ibid. p. 26.