Page:Nordau - Dégénérescence, tome 1.djvu/160

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
144
LE MYSTICISME

La théorie de Ruskin en soi est empreinte de délire. Elle méconnaît les principes primordiaux de l'esthétique et embrouille, avec l’inconscience d’un enfant qui s’amuse étourdiment, les limites des différents arts. Il n’admet dans les beaux-arts que l’idée. Le tableau ne doit avoir que la valeur d’un symbole exprimant une pensée religieuse. Ruskin ne voit pas ou veut ignorer que les sentiments de plaisir éveillés par la contemplation d’un tableau sont directement produits non par l’idée que renferme celui-ci, mais par sa forme sensorielle. La peinture éveille avec ses moyens : couleur et dessin (celui-ci consiste à saisir et à reproduire exactement des gradations de lumière), premièrement, une impression, agréable purement aux sens, de belles couleurs individuelles et d’harmonies de tons heureusement accordés ; elle donne en second lieu l’illusion de la réalité, et, avec elle, le plaisir de degré supérieur et plus intellectuel consistant à reconnaître les objets représentés et à comprendre l’intention de l’artiste ; elle fait enfin voir les objets avec les yeux de l’artiste et découvrir en eux des traits particuliers ou collectifs que le spectateur non artiste n’a pu jusque-là percevoir par lui-même. Le peintre n’agit donc avec les moyens de son art qu’autant qu’il excite agréablement le sens des couleurs, qu’il donne à l’esprit l’illusion de la réalité et en même temps la conscience que c’est une illusion, et que, par sa vue plus profonde et plus intense, il ouvre au spectateur les richesses cachées de l’objet. Si, outre cela, le sujet, l’ « anecdote » du tableau fait de l’effet sur le spectateur, ce n’est plus le mérite du peintre comme tel, mais celui de l’intelligence non exclu-