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LES PRÉRAPHAÉLITES

Elles renfermaient l'esthétique des premiers préraphaélites. Ceux-ci éprouvèrent l’impression que Ruskin avait clairement exprimé ce qui fermentait obscurément en eux. C’était là l’idéal artistique qu’ils pressentaient : la forme, indifférente ; la pensée, tout ; d’autant plus maladroite l’exécution, d’autant plus profond l’effet ; la ferveur religieuse, seul sujet digne d’une œuvre d’art. Ils parcouraient l’histoire de l’art à la recherche des types auxquels s’appliquaient les théories de Ruskin acceptées par eux avec enthousiasme, et trouvaient ce qu’ils cherchaient dans les « primitifs » italiens, dont la Galerie nationale de Londres est extraordinairement riche. Ils avaient là comme objet d’imitation des modèles achevés : ils devaient s’attacher à ces Cimabue, Giotto, Fra Angelico, à ces Botticelli et Filippo Lippi. Là étaient des tableaux mal dessinés, à l’origine déjà pauvrement peints, ou décolorés par l’action des siècles, les uns pâlis, les autres encrassés. Ils représentaient, avec des inexpériences d’écoliers, des scènes de la passion du Christ, de la vie de la Sainte Vierge ou de la Légende dorée, ou bien incarnaient d’enfantines conceptions de l’enfer et du paradis, dans lesquelles s’exprimait un sentiment de foi intense et de dévotion émue. Ils étaient faciles à imiter, car, lorsqu’on peignait dans le style des « primitifs », le dessin incorrect, l’absence du sentiment de couleur, l’impuissance artistique générale devenaient des qualités ; et ils contrastaient d’une façon suffisamment violente avec toutes les exigences du goût de l’époque, pour satisfaire le penchant à l’opposition, au paradoxe, à la négation, à la singularité, qui est, nous l’avons vu, le propre de l’imbécile.